Entretien Si le RN remporte les élections législatives, « ce sera le patrimoine contre l’art vivant », prévient Agnès Tricoire, la présidente de l’Observatoire de la liberté de création, dans un entretien au « Nouvel Obs ».
Propos recueillis par Julien Martin
Présidente de l’Observatoire de la liberté de création, Agnès Tricoire alerte sur les risques que ferait peser sur la culture l’accession au pouvoir du Rassemblement national (RN). Une extrême droite que l’avocate connaît bien pour l’affronter souvent dans les tribunaux, lorsque artistes et institutions sont attaqués.
Quels risques ferait peser l’arrivée au pouvoir du RN sur la culture ?
Agnès Tricoire : L’extrême droite déteste toutes les formes contemporaines de culture. Elle privilégie le culte d’un patrimoine choisi, catholique et traditionaliste. Elle cultive une histoire largement contredite aujourd’hui d’une suprématie occidentale, blanche, qui serait menacée par divers dangers, l’islam, le « wokisme », la libre orientation sexuelle, la « théorie du genre »… Comme elle l’a déjà fait dans un certain nombre de collectivités locales, elle s’inspirera des républicains américains adeptes de Qanon pour mettre en coupe réglée les répertoires des théâtres, les collections des musées et des fonds régionaux d’art contemporain (Frac), la programmation artistique des centres d’art contemporain, le patrimoine culturel des bibliothèques et médiathèques, etc.
Aux Etats-Unis, notre homologue américain, NCAC (National Coalition Against Censorship), dénonce chaque jour le retrait de livres des bibliothèques scolaires par des responsables cédant à des parents d’élèves fanatisés. Chez nous, le collectif Parents vigilants, lancé par Eric Zemmour et Marion Maréchal, a agi, pour l’instant, principalement sur les programmes scolaires, les interventions à l’école et l’accès des élèves à certains spectacles proposés par l’Education nationale.
Enfin, les organisations qui représentent le cinéma à l’Observatoire sont très inquiètes de voir les élus d’extrême droite s’opposer désormais systématiquement au préfinancement par les conseils régionaux de certains films qui n’ont pas l’heur de leur plaire. Imagine-t-on un instant le CNC (Centre national du Cinéma) tomber dans ces mains hostiles ?
Quelles libertés seraient-elles particulièrement visées ?
Celles qui sont désormais protégées par la loi du 7 juillet 2016 : les libertés de création, de diffusion et de programmation. L’extrême droite veut remplacer tout ce qui existe par ses propres règles, instaurer la censure dès l’enfance et remettre en cause la loi sur la liberté de la presse.
Encore très profondément traversée par un antisémitisme originel et un racisme consubstantiel qu’elle exprime dans la « préférence nationale », furieuse qu’un Eric Zemmour soit régulièrement condamné pour ses propos racistes et ses encouragements à la haine, elle veut faire tomber les barrières légales contre le discours antisémite et raciste. La liberté serait ainsi réservée au discours discriminatoire et interdite à celui qui, au travers des œuvres, le dénonce.
Ce phénomène a-t-il pris de l’ampleur ces dernières années ?
Oui ! Depuis vingt-cinq ans, nous observons une montée en puissance des demandes d’interdiction d’œuvre, qui s’accompagnent parfois d’actes violents, comme nous le décrivons dans notre guide « l’Œuvre face à ses censeurs » (Editions de la Scène). En 1996, Jean-Marie Le Chevallier, fraîchement élu maire Front national de Toulon, fait détruire au bulldozer la fontaine de René Guiffrey. Sa motivation est purement subjective, l’habituel « c’est pas de l’art ».
En 2011, « Piss Christ » d’Andres Serrano est considéré comme blasphématoire par Civitas, le mouvement d’extrême droite, catholique intégriste, qui organise défilés et prières en latin, après un référé perdu par l’un des satellites du FN, l’Agrif, une association qui dit lutter contre « les racismes anti-français et anti-chrétien » et qui sera condamnée à payer des dommages et intérêts pour action abusive. Mais les nervis de la nébuleuse intégriste se sont ensuite fait justice eux-mêmes en massacrant l’œuvre à coups de marteau.
On se souvient également des destructions d’une œuvre de Paul McCarthy, des photos d’Olivier Ciappa ou de la sculpture « Dirty Corner » (dite « le Vagin de la Reine ») d’Anish Kapoor à Versailles en 2015. Déjà, l’artiste britannique dénonçait la montée de l’intolérance en France, car deux élus versaillais avaient déposé plainte contre lui pour dégradation d’un monument classé. L’un d’eux, Fabien Bouglé, proche du mouvement La Manif pour tous, avait même qualifié ce vandalisme de « réalisation artistique » et de « réponse à l’art par l’art ».
Au théâtre, deux pièces de Romeo Castellucci et Rodrigo Garcia se sont aussi attiré les foudres d’« excités du goupillon », en 2011 à Paris. Là encore, l’Agrif perdra son procès, mais des catholiques intégristes interrompront le premier spectacle, prieront à genoux devant le Théâtre du Châtelet, viendront en procession jusqu’au Théâtre du Rond-Point en agitant un encensoir. Le cardinal de Paris organisera, lui, une messe de décontamination à Notre-Dame. Les spectacles ? Personne ne les a vus. Personne n’a compris qu’ils n’avaient rien de blasphématoire mais témoignaient, au contraire, dans des formes différentes, d’une quête spirituelle forte.
La musique connaît également son lot de concerts annulés ou empêchés lorsqu’ils doivent avoir lieu dans des lieux de culte catholique. Bilal Hassani en a pâti, trop féminin dans un corps d’Arabe. Mais l’extrême droite ne se mêle pas seulement de ce qui se passe dans les églises, le Rassemblement national l’a prouvé en dénonçant une œuvre de Miriam Cahn exposée l’année dernière au Palais de Tokyo. Le combat judiciaire de plusieurs de ses associations satellites ayant été perdu au Conseil d’Etat, il s’est alors trouvé un ancien de ses élus pour vandaliser l’œuvre avec un pot de peinture. Lequel doit être prochainement jugé.
Comment l’extrême droite s’y prend-elle concrètement pour exercer ce type de censure ? Et par quels biais ?
Il y a la face légaliste des partis d’extrême droite, constituée d’associations qui agissent devant les tribunaux. Promouvoir, par exemple, est en charge de la censure au cinéma. La censure des expositions d’art, elle, incombe à l’Agrif, qui vient encore une fois de perdre son procès contre le Frac de Lorraine. Mais il se trouve que des vandales prennent également le relais physique d’actions politiques ou juridiques, souvent issus de groupuscules musclés comme Renouveau français, Action française ou d’autres au sein de la nébuleuse zemmouriste. Les grandes institutions culturelles sont suffisamment solides pour résister. En revanche, des petits festivals et des événements ponctuels sont parfois empêchés avec succès, par la force donc, et au mépris de la loi qui constitue en délit l’entrave à la liberté de création et de diffusion des œuvres.
Sont-ce toujours le même type d’œuvres qui sont visées par l’extrême droite ?
Ils s’attaquent peu à la littérature, ils ont essayé à une époque contre Michel Houellebecq et Louis Skorecki, et ont perdu. C’est surtout l’image qui les attire. Ils essayent de mettre au pas le cinéma, mal aidé par un CNC trop faible et mal soutenu par le ministère de Culture, mais aussi l’art contemporain, leur bête noire surnommée par eux « l’art comptant pour rien ». Tout un programme.
Leurs motifs pour s’en prendre aux œuvres sont ancrés dans le XIXe siècle, la morale, la religion, une certaine idée de la famille. Et une grande inculture de l’art de notre temps. Parfois, le goût personnel d’un élu justifie le passage d’une œuvre au bulldozer ou à la peinture.
Ils honnissent tout récit biblique qui dépasse leurs cadres figés, ne tolèrent que la représentation d’une hétérosexualité normée, ne supportent pas l’évocation des violences intrafamiliales, refusent que les pièces de théâtre destinées au public scolaire abordent certaines questions sociétales.
Qu’est-ce que pourrait changer leur accession au pouvoir ? Quels textes pourraient être défaits ou votés ?
Tous les textes protecteurs des libertés et des droits fondamentaux. Jordan Bardella veut réécrire les traités européens. Qu’est-ce que cela signifierait pour la Convention européenne des Droits de l’Homme, dont l’article 10 protège la liberté de création et de diffusion des œuvres ? C’est notre colonne vertébrale juridique, celle qui nous protège.
Ils casseront tout ce qui protège les institutions culturelles publiques. Ils privatiseront l’audiovisuel public et cesseront de financer au même niveau qu’aujourd’hui les politiques culturelles, les lieux de culture. Ils interviendront sur les contenus, au nom de la lutte contre l’idéologie « woke », de la défense des valeurs chrétiennes et du patrimoine gaulois, comme ils l’écrivent dans leurs programmes électoraux.
Le blasphème en France, n’est pas un délit ? L’extrême droite y remédiera. Ils restaureront la censure au cinéma et au théâtre, se serviront de la loi de 1949 censée réguler les publications pour la jeunesse pour mettre au pas toute la littérature. Ce sera le patrimoine contre l’art vivant, le Puy du Fou contre le Centre Pompidou.
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