Après plus de trois décennies à la tête de l’établissement du XIe arrondissement de Paris qu’il avait créé, aux statuts hybrides alliant privé et public, l’homme de lettres, reconnu pour sa programmation innovante, tirera sa révérence fin juin. Sa succession n’est, à ce jour, pas décidée.
Il part. Il quitte le théâtre de la Bastille, où il est chez lui depuis trente-trois ans – il n’y a pas d’autre exemple d’une telle longévité. Jean-Marie Hordé a forgé ce lieu, il lui a insufflé son esprit et il a imposé au théâtre sa nécessité dans une capitale pourtant saturé d’offres de spectacle en 1989, lorsqu’il a racheté les baux du 76 et 78 rue de la Roquette, salle et commerce en faillite, aux bâtiments insalubres. A Paris, le théâtre de la Bastille permit à des artistes aussi différents que le chorégraphe Alain Platel, les déjantés belges TG Stan, les inclassables Pierre Meunier, Nathalie Béasse, ou encore Tiago Rodrigues alors inconnu, d’y montrer leurs premières créations ou d’être mis sous la lumière. On y vit le magnifique spectacle de David Geselson, Doreen, ou l’hiver dernier, Un vivant qui passe avec Nicolas Bouchaud d’après Claude Lanzmann.
La liste exhaustive est impossible à établir, mais on note la fidélité des artistes, à leur «maison», comme certains la nomment, en dépit que cette «maison» ait rarement eu les moyens de produire leurs spectacles. Une fidélité aussi de la direction, qui coûte que coûte, montra leur travail, par tout temps, qu’il plaise ou déplaise. Jean-Marie Hordé aime les défis impossibles à relever du moment qu’il parvient à démontrer qu’impossibles, ils ne le sont pas : y compris dans ses statuts, le théâtre de la Bastille est jusqu’à ce jour une exception en France, où les théâtres privés et publics restent séparés par une muraille infranchissable. Entreprise dirigée par un entrepreneur privé qui n’avait de compte à rendre à personne, le théâtre de la Bastille n’a pu exister qu’en étant largement irriguée par l’argent public, comme le sont toutes les scènes subventionnées. C’est l’apport financier de la puissance publique qui a permis à la Bastille une programmation innovante saluée par l’ensemble de la profession, mais aussi d’inventer des formats – la fameuse Occupation Bastille par exemple, quand les clefs du théâtre sont laissées à un artiste pendant un mois. Jean-Marie Hordé ne claque pas la porte de la Bastille, il la ferme doucement, mais, et c’est une surprise désagréable pour lui, sans avoir la moindre idée de qui prendra sa place. «Le statut hybride du théâtre a compliqué ma succession» explique celui qui envisageait de quitter les lieux depuis plusieurs mois et même des années déjà.
«Prochains mois dans le brouillard»
Après six mois de casse-tête juridique, l’Etat a décidé d’en finir avec le caractère hybride du théâtre, qui va donc devenir un établissement public de plein droit. Jean-Marie Hordé précise : «On n’a pas de différent sur l’histoire et ce que j’ai fait de cette scène durant ces trente-trois ans…» D’une intonation un peu lasse qui paraît contredire ses paroles : «C’est une très bonne décision, même si je ne m’attendais pas à une telle lenteur. J’ai proposé un certain nombre de candidats qui n’ont pas été adoubés par l’Etat et la ville pour des raisons techniques. La saison 2022-2023 est bien sûr prête. Mais c’est très dur pour l’équipe, qui va travailler ces prochains mois dans le brouillard sans savoir qui va les diriger.»
Qui sait ? Peut-être que l’équipe sera au contraire très heureuse de cette vacance du pouvoir, et d’être placée en autogestion de fait ? Si la gestion de la vie courante ne devrait pas poser de problème, «l’avenir artistique est lui aussi suspendu» comme il le nomme dans l’éditorial de son ultime programme de saison. Avant de passer la main, Jean-Marie Hordé garde le montant de la transaction secret, qui est évidemment bien inférieur à ce qu’il aurait touché s’il avait revendu les baux à un entrepreneur privé – il y aurait consenti «le cœur déchiré», assure-t-il, car ça en aurait été fini de la Bastille, son œuvre de trente-trois ans. Le racheteur sera donc une association créée par l’Etat, avec des membres de la ville de Paris, et présidée par Catherine Dan, ancienne adjointe de Didier Bezace à la commune à Aubervilliers. C’est elle, comme cela se pratique ordinairement pour les scènes nationales, qui a la charge de lancer l’appel aux candidatures. A ce jour, Hordé ignore si la personne choisie sera plutôt un artiste – selon le modèle des centres dramatiques nationaux – ou si le théâtre sera plutôt dirigée par un «intendant», comme le sont les Scènes nationales.
«Fragile équilibre économique»
Autre éventualité, pourquoi pas, une association d’artistes qui aurait la charge d’inventer un lieu atypique, cinéma et théâtre à la fois ? Jean-Marie Hordé, qui nous fixe de ses yeux bleus perçants, dit facilement ce qu’il honnit. Les mots «programmation» ou «projet» par exemple, qui sous-tend qu’il y aurait de l’intérêt à prévoir d’avance toutes rencontres artistiques au lieu de savoir accueillir l’imprévu. Lui n’a pas eu à dérouler son «projet» à Jack Lang alors rue de Valois, lorsqu’il décida de faire renaître la Bastille en théâtre. «J’ai reçu une réponse positive quinze jours plus tard. Mais, je ne dirais pas que j’ai été aidé par la puissance publique à mes débuts. Il m’a fallu sept ans pour que la situation financière du théâtre se stabilise et que je puisse penser qu’on allait peut-être s’en sortir. On a travaillé comme des fous.» Le premier spectacle qui fit un carton et lui donna l’impression que le pari allait être gagné, est un tour de chant d’Hélène Delavault – même si la politique tarifaire et la petite jauge de la «grande» salle, 270 places, interdit d’engranger de fortes recettes.
Il dit son goût pour ce qu’il nomme les «improbables» tel Valère Novarina, et qu’il est fier de n’avoir jamais conçu sa saison de manière à satisfaire tous les goûts. Chef d’entreprise solitaire qui ne doit rien à personne, il n’a pu décevoir que lui-même et n’avait pas de compte à rendre. «Comme je ne suis pas artiste, je n’ai pas eu besoin de pratiquer “l’échangisme”, autrement dit de prendre le spectacle d’un collègue pour qu’il présente le mien dans le théâtre qu’il dirige» comme cela se pratique couramment dans les centres dramatiques nationaux. Il explique un point technique sur l’équilibre économique de son théâtre qu’il juge important : «J’ai toujours pris des risques. Je ne signe que des contrats de cession, ce qui est très rare à Paris. L’habitude est plutôt de signer des contrats de coréalisation de manière à ce que les risques de l’exploitation soient partagés entre le théâtre et la compagnie. J’achetais des spectacles, mettons pour dix soirs, 60 000 euros, en disposant de 10 000 euros, reliquat des subventions. Il fallait donc que je gagne 50 000 euros en recettes. Dans ce fragile équilibre économique, les recettes propres ont été capitales parce qu’elles m’ont permis d’acheter les spectacles.»...
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