
Depuis des décennies, René Martin flèche via ses 14 festivals ou saisons de concerts, des millions d’euros d’argent public et fait vivre des milliers d’artistes et techniciens. Un système centralisé autour du directeur artistique, où la porosité entre ses dépenses personnelles et professionnelles est grande. Premier volet d’une enquête menée par La Lettre du Musicien et Mediacités.
Les spectateurs en sont ressortis, une nouvelle fois, « émerveillés ». Près de 60 000 personnes ont assisté cet été à la 45e édition du Festival international de piano de La Roque-d'Anthéron (Bouches-du-Rhône). Pendant ces quatre semaines, René Martin, co-fondateur du grand événement pianistique comme de la Folle Journée de Nantes, loge avec femme, enfants et nounou, dans une jolie villa avec piscine du village provençal. Comme chaque année, amis et invités y sont reçus pour des moments conviviaux. Coût d’un mois de location pour le festival : 20 000 euros au bas mot. « J’en rembourse 5 000 euros. Ils font un effort, je fais un effort » se défend René Martin, à La Lettre du Musicien et Mediacités, qu’il a reçu dans ses bureaux de Nantes. Sans fournir néanmoins de document l’attestant, malgré plusieurs relances.
Cette porosité entre dépenses professionnelles et personnelles semble habituelle pour le pape des festivals de musique classique en France, âgé de 75 ans. La marque de la construction depuis un demi-siècle d’un système centralisé autour de sa personne. C’est ce que révèle notre enquête au long cours, basée sur une vingtaine de témoignages et 200 documents.
Au centre de tout, il y a son association, le Centre de réalisations et d’études artistiques (Créa). Fondé à Nantes en 1978, le Créa assure la direction artistique de 14 festivals ou saisons de concerts – souvent cofondés par René Martin – et de près de 1 500 concerts par an en France, dont deux tiers dans le Grand Ouest, et dans le monde. Joyau de ce catalogue, La Folle Journée de Nantes a accueilli près de 140 000 spectateurs en 2025.
En tant que simple prestataire, le Créa ou Créa Folles journées flèche ainsi des millions d’euros d’argent public et fait vivre des milliers d’artistes (2 000 rien que sur la Folle Journée) et de techniciens. « C’est un programmateur incontournable. Je le respecte énormément, il a une vision et une capacité à créer. C’est quelqu’un qui nourrit beaucoup de monde », dépeint un agent d’artistes, qui a tenu à rester anonyme comme la plupart des personnes interrogées. Difficile d’évoquer – même en bien – quelqu’un d’aussi puissant.
« L’argent n’a jamais été un moteur »
L’accordéoniste Félicien Brut confirme : « René Martin a une appétence pour l’originalité, il ne s’affole pas de projets qui sortent des codes. » D’autres artistes décrivent anonymement un homme dur en affaires, avec qui « on ne négocie pas les cachets ». Son savoir-faire, sa vision et une certaine fidélité artistique – « il a son écurie de poulains », glisse un autre – ne sont donc plus à prouver.
Avec un concept limpide au succès monstre, celui de La Folle Journée de Nantes qui se décline du Japon au Brésil en passant par l’Europe. Un festival de musique classique aux tarifs accessibles, sur la base de performances d’une petite heure par d’excellents artistes, en un seul lieu. Cet hiver, au terme de la 31e édition nantaise de La Folle Journée, René Martin s’envole pour une simple conférence de presse au Japon. Sa femme Célia Martin-Grit, avocate, est comme souvent du voyage. Ce qu’il nous confirme : « Ma compagne travaille, donc elle ne va pas m’accompagner à tous [les voyages]. Quand c’est le cas, c’est moi qui paie pour son billet d’avion, l’hôtel ou le restaurant, pas l’organisation de la Folle Journée au Japon. Le Créa n’a rien à voir là-dedans, précise René Martin. Je suis extrêmement méfiant, je ne vais pas m'amuser à faire des choses comme ça. »
Le directeur général du Créa, gagne en moyenne 11 600 euros brut par mois (139 600 euros par an) depuis 2018, primes et avantages inclus. « J’aurais pu gagner beaucoup, beaucoup plus d’argent. On m'a proposé de prendre la direction d'orchestres, etc. Je n'ai jamais voulu. Ma mission, c'est de faire ce que je fais, travailler dans le milieu rural, le milieu régional, j’adore », indique René Martin. « L’argent n’a jamais été un moteur dans ma vie. C’est ma passion de la musique, mon moteur », ajoute-t-il.
La gestion financière de ses entreprises pose cependant quelques questions. Ses revenus contrastent déjà avec ceux des autres salariés du Créa, où l’on débute au smic et où les revalorisations salariales sont irrégulières. Ainsi qu’avec la situation pécuniaire de l’association (2 millions d’euros de budget annuel), fragile depuis le covid-19. « On est dans une période un peu difficile, on a des problèmes financiers », reconnaît René Martin. Ses frais professionnels interrogent aussi. « Il n’y a pas de règle, en tout cas, elles ne sont pas pour lui », résume une salariée du Créa.
Emplettes et fisc
Nous avons ainsi identifié des dizaines de dépenses surprenantes du directeur général depuis 2021. Elles sont payées ou remboursées par le Créa, ou par René Martin Artistic Consulting, une autre structure qu’il a créée il y a vingt ans. On liste des dépenses régulières à Nantes, sans justificatifs de paiement, chez un caviste (505 euros en tout), ici pour du chocolat, là dans un restaurant (271 euros dans un bar à huîtres, par exemple). Il y a aussi ces 182 euros déboursés chez Okaïdi, un magasin de vêtements pour enfants, ou ces 198 euros réglés à Leroy-Merlin. Ou encore, une nappe achetée 168 euros dans une boutique de décoration à Saint-Rémy-de-Provence (Bouches-du-Rhône) avec cette fois une facture adressée au Créa et annotée « pour maison ». Cette autre facture de 343 euros pour du linge de maison et autres accessoires (sac, ceinture, etc.) a été payée dans un concept store, toujours à Saint-Rémy-de-Provence. Bref, la liste est longue et la pratique, « connue de tous depuis des années » selon une salariée, est confirmée par l’ensemble de nos sources en interne.
Les explications de René Martin sont confuses. « Jamais, jamais » il n’utilise l’argent du Créa pour ce genre de dépenses, affirme-t-il, contrairement à ce qu’indiquent les factures. La société personnelle René Martin Artistic consulting, alimentée par le festival de La Roque-d’Anthéron à hauteur de 12 000 euros TTC par an, servirait précisément « pour des remboursements de frais, quand je vais écouter des artistes, pour que ça ne soit pas pour le Créa. C’est un avocat qui m'avait conseillé ça », détaille-t-il. Selon nos informations, René Martin Artistic Consulting comme le Créa sont ciblés depuis des années par le fisc. Un premier contrôle fiscal a notamment eu lieu cet...
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