Musées, festivals, universités… un grand nombre d’institutions occidentales ont bénéficié de la manne des hommes d’affaires russes. Un « mécénat » au cœur d’un écosystème nébuleux que les sanctions viennent perturber, obligeant ces institutions culturelles à une difficile introspection.
Le décor n’a pas changé. C’est au château de Versailles qu’Emmanuel Macron a reçu, jeudi 10 mars, les chefs d’État ou de gouvernement de l’Union européenne pour un sommet consacré à la guerre en Ukraine, destiné à accroître la pression sur la Russie.
Cinq ans plus tôt, en mai 2017, dans le même cadre fastueux, le président français rencontrait pour la première fois Vladimir Poutine. Au programme figurait, entre autres, le lancement du Dialogue de Trianon, « une initiative au service des sociétés civiles franco-russes pour le développement de coopération entre nos deux pays », selon les termes officiels.
La culture se retrouve en première ligne de cette opération de soft power. Les présidents français et russe inaugurent à Versailles l’exposition « Pierre le Grand, un tsar en France », mettant en avant la relation entre Pierre Ier de Russie et Louis XV. Un choix hautement symbolique… Trois siècles plus tard, Paris cherche en effet à relancer ses relations diplomatiques avec Moscou, refroidies par le conflit syrien.
La stratégie géopolitique est ici totalement imbriquée dans l’enjeu économique, les acteurs publics mêlés à ceux du secteur privé. La composition du conseil de coordination du Dialogue de Trianon l’illustre parfaitement : on retrouve du côté français, outre quelques universitaires et diplomates, Patrick Pouyanné, PDG de Total, et Frédéric Mazzella, fondateur de BlablaCar, qui prépare alors le rachat de Busfor, premier site de ventes en ligne de billets de car en Russie.
Il en est de même du côté russe, où le conseil fait la part belle aux oligarques, avec la présence de Vladimir Potanine, propriétaire de l’entreprise minière Norilsk Nickel et dont la fortune, estimée à 18,9 milliards de dollars, en fait l’un des Russes les plus riches au monde, ou de Guennadi Timchenko, cofondateur du géant pétrolier Gunvor et dont le yacht Lena vient d’être saisi en Italie. « C’est le cœur du pouvoir russe, avec les oligarques les plus étroitement liés à Vladimir Poutine », glisse l’un des proches du dossier.
L’argent de ces entreprises liées au Kremlin va venir financer le Dialogue de Trianon. Gazprom apporte ainsi son mécénat à deux expositions organisées au château de Versailles (outre celle sur Pierre le Grand, une autre sur « Les visiteurs de Versailles 1682-1789 »), pour un montant total de 450 000 euros. Novatek, autre géant du gaz, soutient à hauteur de 100 000 euros l’organisation de la même exposition « Pierre le Grand ».
Une tradition ancrée
La Russie sait combien la culture est une arme redoutable. Laurent Martin, professeur à l’université Sorbonne nouvelle et coauteur de Géopolitiques de la culture (Armand Colin), note que « le soft power russe s’est encore amplifié à partir de la guerre en Géorgie de 2008. Le discours médiatique occidental envers la Russie étant devenu très négatif, Moscou a dû construire un autre récit ».
Des structures publiques sont utilisées pour améliorer l’image du pays. « Pendant la guerre froide, les sociétés d’amitiés de l’URSS jouaient déjà un rôle important à l’étranger pour promouvoir l’idéologie communiste. Une partie significative des structures actuelles de la diplomatie culturelle russe sont leurs héritières institutionnelles », explique Maxime Audinet, chercheur à l’Irsem (Institut de recherche stratégique de l’École militaire) et auteur d’une thèse sur le soft power russe.
C’est le rôle de la Fondation Russkij Mir (« Monde russe ») et de l’Agence fédérale Rossotrudničestvo (« Coopération russe »). Leur objectif ? « La mise en valeur d’une culture traditionnelle, comme la “haute culture” russe du XIXe siècle ou la culture populaire soviétique. Il s’agit aussi de valoriser le conservatisme culturel prôné par Vladimir Poutine, de l’imposer comme une alternative à la norme occidentale libérale et progressiste », poursuit Maxime Audinet. Mais les budgets (8 millions d’euros pour Russkij Mir et 60 millions d’euros pour Rossotrudničestvo) restent loin de ceux des Instituts Confucius (250 millions d’euros) ou du Goethe Institut.
La raison en est simple : la part la plus importante de l’argent russe investi dans la culture à l’étranger vient directement des oligarques. « Dès 1990, l’une des premières banques privées russes organisait une exposition d’une collection d’art russe à Paris, à la Caisse des dépôts et consignations. Mais il ne s’agissait pas d’une collection à proprement parler ; une fois que les œuvres étaient de retour en Russie, elles ont été éparpillées. Le but était uniquement de donner une belle image à l’étranger », se souvient Andrei Erofeev, ancien directeur de département à la Galerie Tretiakov de Moscou. Au fil des années, la tendance n’a fait que s’accentuer, en particulier dans les villes où vivent les hommes d’affaires russes.
À commencer par Londres, surnommée « Londongrad ». Len Blavatnik, propriétaire de Warner Music qui a fait fortune dans l’aluminium lors du démantèlement de l’URSS, a financé la plus grande partie du nouveau bâtiment de la Tate Modern, inauguré en 2016, et dont le coût représente 260 millions de livres (environ 310 millions d’euros). Il avait auparavant fait un don de 75 millions de livres (environ 105 millions d’euros) à l’université d’Oxford, créant une bronca : des professeurs de l’université avaient alors appelé celle-ci à « cesser de vendre sa réputation et son prestige aux associés de Vladimir Poutine ».
À chaque fois, Len Blavatnik adosse son nom à ces institutions prestigieuses ; c’est la pratique du naming. Toujours à Londres, la Royal Academy of Arts pouvait, elle, compter sur le soutien de Petr Aven, directeur d’Alfa Group, la plus grande banque privée russe. Membre du conseil d’administration du musée, il a encore contribué récemment au financement de l’exposition consacrée à Francis Bacon, qui se tient jusqu’au 17 avril.
Autre ville privilégiée des oligarques : Genève, où se trouve la fondation Neva, créée par Guennadi Timochenko. Cette dernière finance nombre d’institutions culturelles, principalement suisses, telles que le festival de Verbier ou le Théâtre de Lausanne. Son objectif est de favoriser la diffusion de la culture russe, à travers des spectacles, des expositions… Mécénat ou ingérence ? L’orchestre du festival de Verbier, dont Neva fut le sponsor principal, a eu pendant plusieurs années pour directeur musical le chef d’orchestre Valery Gergiev, un des artistes les plus proches de Vladimir Poutine.
La France n’est pas oubliée dans la géographie culturelle des oligarques. La fondation Neva a financé l’aménagement des galeries d’art du Louvre dédiées à l’art russe, tandis que la fondation de Vladimir Potanine a permis l’organisation en 2017 de l’exposition d’art russe intitulée « Kolletsia ! », au Centre Pompidou. La librairie du Globe, dédiée à la littérature russe, a été sauvée de la faillite par Iouri Kovaltchouk, principal actionnaire de Rossiya Bank. Plus récemment, la fondation Vuitton a pu organiser les expositions Chtchoukine et Morozov grâce aux prêts de musées russes et de collections privées d’oligarques.
D’après Jean-Paul Claverie, conseiller de mécénat du groupe LVMH, selon des propos rapportés par le journal Le Monde en septembre, c’est à la suite d’un tête-à-tête direct entre le patron de LVMH, Bernard Arnault, et le leader russe que le pacte fut scellé, le 28 novembre 2016 au Kremlin, lors d’une discussion « qui a duré plusieurs heures et ne parlait pas que d’art ».
Les motivations des oligarques
Qu’est-ce qui motive autant les hommes d’affaires russes à investir dans le domaine culturel ? Elisabeth Schimpfössl, professeure à l’université Aston de Birmingham et auteure de Rich Russians, from oligarchs to bourgeoisie (Oxford University Press, non traduit), souligne que « plus les oligarques vieillissent, plus ils veulent entrer dans l’histoire. Et pour cela, il ne leur suffit pas juste d’amasser de l’argent. Ils ont bien compris que si aujourd’hui on connaît les noms de Rockefeller ou Carnegie, c’est pour les lieux culturels qu’ils ont financés plus que pour leur activité économique ».
Dans ce but, les oligarques développent également l’offre culturelle dans leur pays d’origine. Roman Abramovitch a ainsi créé...
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