En réaction au conflit, les déprogrammations de créations liées à la Russie se multiplient en Europe. Un choix poussé par des voix radicales venues d’Ukraine qui dénoncent le «soft power» russe.
Tout serait plus simple dans un monde binaire où il y aurait, d’un côté, la culture des Russes méprisables à la solde de Poutine et, de l’autre, l’art estimable des gentils dissidents. Une vision des choses qui tient du fantasme et du déni alors que les déprogrammations d’œuvres liées à la Russie se multiplient en Europe depuis deux semaines. Nouvel exemple parmi d’autres, mercredi : dans une lettre ouverte, neuf organisations ukrainiennes réclamaient que la Russie quitte Opera Europa, l’association qui fédère les compagnies d’opéra professionnelles du continent. La question se posant désormais de savoir s’il faut jeter Tchaïkovski et Prokofiev avec l’eau du bain, le débat sur le bien-fondé d’une mise au ban de la culture russe se radicalise jour après jour. «Il n’y a aucun boycott […]. Et les musiciens russes continuent d’être joués bien entendu», déclarait la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, à l’AFP, sur fond d’annulations de concerts de l’orchestre du Mariinsky de Saint-Pétersbourg dirigé par Valery Gergiev à la Philharmonie de Paris, en raison de positions en faveur du régime de Vladimir Poutine. Et de clarifier mercredi, toujours à l’AFP : «Si des artistes russes, des artistes dissidents qui ont pris position contre le gouvernement de M. Poutine et tout ce qu’il représente, étaient obligés de s’exiler, nous serions à leurs côtés pour leur assurer l’aide qui est nécessaire. J’ai été très claire avec toutes les institutions culturelles : nous ne sommes pas en guerre avec la Russie. Donc il n’y a aucune raison d’avoir une démarche punitive vis-à-vis de ses artistes.»
Sauf que les artistes ukrainiens qui plaident pour des sanctions culturelles, manière de porter atteinte au «soft power» de l’agresseur, font valoir autre chose. Effet de dissonance mercredi soir, au centre Pompidou à Paris, où l’Assemblée exceptionnelle pour l’Ukraine accueillait les témoignages de plusieurs figures de la scène artistique. En duplex depuis Muzychi, près de Kyiv, la plasticienne Alevtina Kakhidze défendait la logique économique du boycott culturel : «Je ne suis pas sûre d’avoir raison, peut-être suis-je très émue – j’ai peur pour ma vie, je suis chez moi, absolument terrifiée – mais je dirais qu’il faut boycotter tout l’art russe, quel qu’il soit, qu’on parle d’institutions ou d’individus. Pourquoi ? Ça ne sert à rien de dire que certains sont anti-Poutine, certains pro-Poutine. Il s’agit surtout d’agir au niveau économique. Si vous ne collaborez avec aucun artiste, aucune institution russe, ils seront économiquement affaiblis.»
C’est par ailleurs au prisme de l’impérialisme culturel que l’artiste appelait à reconsidérer l’autorité qu’exercent les œuvres du patrimoine tenues pour «russes». «Si vous le pouvez, consacrez du temps à des recherches sur le thème de la “décolonisation de l’histoire de l’art” que vous avez dans vos collections. Comment Malevitch [artiste abstrait né en 1879 à Kyiv, alors intégré dans l’Empire russe, ndlr] est-il lié à l’Ukraine ? Comment Bourliouk [artiste de l’avant-garde ukrainienne, identifié dans le Larousse comme «une des grandes figures du futurisme russe»] est-il lié à l’Ukraine ? Je suis fatiguée que des gens soient, dans vos musées, considérés simplement comme de Russie ou d’URSS, et pas de la République soviétique d’Ukraine.» Des propos qui résonnent avec une mise à l’honneur, ces jours-ci, de la culture et du patrimoine ukrainiens par plusieurs institutions artistiques françaises, du musée des Beaux-Arts de Rouen à l’Institut national d’histoire de l’art, avec la collaboration du Louvre, en passant par le centre Pompidou.
«Tous ces réalisateurs russes que vous appelez dissidents restaient silencieux»
Dès le début du conflit, une lettre ouverte pour l’annulation de toutes coopérations culturelles avec la fédération de Russie dénonçait le 26 février une «culture toxique» qui «sert le régime et aide à diffuser la propagande». Parmi les signataires : le ministre de la Culture et de l’Information ukrainien, Oleksandr Tkachenko, mais aussi des galeristes, musiciens et cinéastes, tel l’ancien détenu politique Oleg Sentsov. Fervent opposant à l’annexion de la Crimée (en grève de la faim en septembre 2018, il se voyait attribuer la citoyenneté d’honneur par Anne Hidalgo), désormais membre de la garde nationale ukrainienne, son nom paraphait une autre tribune cette semaine, pour le «retrait des films russes des festivals et des salles en Europe et dans le monde».
L’un des pétitionnaires, contacté par Libération, Nariman Aliev (auteur du film En terre de Crimée en 2019, présenté en section Un certain regard à Cannes), confirme que la distinction entre les partisans du régime et les dissidents lui semble inopérante. «La plupart des réalisateurs que vous appelez “dissidents” ont été financés par l’Etat ou grâce à des oligarques russes proches du pouvoir. La guerre a commencé sur le territoire il y a plus de huit ans, quand la Crimée où je suis né et où j’ai grandi a été occupée par la Russie. Pendant ces huit ans, tous ces réalisateurs russes que vous appelez “dissidents” restaient silencieux.» Invoquant l’exemple de Mai 68, «où les cinéastes français ont bloqué la tenue du Festival de Cannes parce qu’ils considéraient qu’il est impossible de tenir un festival lors de tels événements», le réalisateur de 29 ans souligne en outre le «décalage générationnel» qui le sépare des artistes ukrainiens opposés aux boycotts, tel le cinéaste Sergei Loznitsa, qui fait autorité en France. «Sergei Loznitsa ne représente pas les cinéastes ukrainiens, ni la société ukrainienne. Il est, d’une certaine façon, un produit de l’impérialisme russe, ses propos et ses positions contiennent le parasitisme soviétique. Vivant en Allemagne depuis plus de vingt ans, il n’a jamais vu le soulèvement de l’Etat ukrainien ces dernières années, il ne reconnaît pas sa puissance et son autosuffisance. Moi, je suis né dans l’Ukraine indépendante, je n’ai jamais connu ce que c’est l’Union soviétique.»
Quant à savoir que faire des grands noms du patrimoine russe, tels Tchekhov et consorts, Aliev estime...
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