Depuis le début de la crise du Covid et le premier confinement, la maison de Molière a mené sa révolution virtuelle et propose désormais une programmation dense sur sa Web TV (lectures, spectacles à la table, débats, événements…). A la clé, un boom de l'audience. Récit d'un combat en trois actes… pour rester vivant.
Acte I. Mars 2020. La France est confinée depuis dix jours. Cloîtrés chez eux, les comédiens du Français sont en état de sidération, comme tout un chacun. Une réunion par Skype organisée par l'administrateur va tout changer. « Une réunion à 60… où l'on s'est rendu compte à la première prise de parole combien on se manquait déjà, se souvient Eric Ruf… Beaucoup pleuraient comme des madeleines. »
De cette AG virtuelle va naître un projet stimulant, celui d'entretenir un lien quotidien avec le public en créant une Web TV. La maison de Molière en a les moyens : une troupe permanente soudée, avide de s'exprimer, des subventions et des mécènes qui la soutiennent. « On n'avait pas de savoir-faire technique au début. On a fait avec ce qu'on pouvait dans l'esprit du hic et nunc, de l'immédiateté propre au théâtre. » Au programme : des pastilles drolatiques où les acteurs confient leurs passions, dévoilent leur vision du métier et, une fois par semaine, la rediffusion de captations de références (« Cyrano », « Les Fourberies de Scapin », « Le Misanthrope » « Un fil à la patte », etc.) relayées par la télévision publique.
Pour Marina Hands, entrée à la Comédie-Française le 14 avril, ce premier confinement a eu un effet heureux imprévu. « Grâce au fil WhatsApp, puis aux pastilles pour la Web TV, j'ai pu échanger des messages avec tout le monde. Je n'imaginais pas m'intégrer aussi vite… »La nouvelle pensionnaire a pourtant joué de malchance. Le spectacle dans lequel elle devait jouer, le « Partage de midi », a été annulé. Puis le grand show musical « Mais quelle comédie ! », conçu avec Serge Bagdassarian pour les fêtes, a été reporté. Elle a dû faire contre mauvaise fortune bon coeur. Emerveillée par « la réactivité de la troupe, sa capacité d'invention, sa façon de se livrer et de parler si bien du théâtre devant la caméra », elle estime que « le travail fait a été utile… et n'est pas perdu ».
1 million d'audience pour la Web TV
Si tout le monde ne vit pas aussi bien ces premiers mois, l'essentiel est sauf : le lien au sein de la troupe est maintenu et les programmes plaisent à un large public, bien au-delà des seuls passionnés de théâtre. L'audience atteint 8 millions de personnes lors du premier confinement: 7 millions via les diffusions de spectacles sur France TV et les émissions de radio sur France Culture, 1 million pour la seule Web TV). La Comédie-Française assure sa mission de service public et fait vivre le théâtre… en ligne. « Les comédiens français sont devenus des geeks », plaisante Eric Ruf.
Parallèlement, en coulisse, deux projets cinématographiques singuliers voient le jour. Arnaud Desplechin, qui venait de mettre en scène « Angels in America », la pièce monstre de Tony Kushner, entreprend de filmer le spectacle, côté répétitions. Christophe Honoré, contraint d'interrompre son adaptation du « Côté de Guermantes », d'après Marcel Proust, choisit de filmer des comédiens à l'arrêt… « Deux documentaires poétiques », estime Eric Ruf, « qui seront prochainement diffusés sur les chaînes publiques »
Offrir toujours plus de théâtre
Acte II. Le déconfinement estival permet à la Maison de Molière de reprendre son souffle. Fin septembre, Christophe Honoré retrouve le temps perdu, en présentant un « Guermantes » plein de grâce et de fantaisie . Guillaume Gallienne fait des miracles dans « François le saint jongleur », pièce de Dario Fo … Mais la parenthèse est de courte durée. Quand le rideau retombe le 29 octobre, Eric Ruf sent qu'il faut donner un nouvel élan à sa troupe privée de scène pour la seconde fois. Il décide de professionnaliser la Web TV et de relancer l'intérêt du public en lui offrant toujours plus de théâtre. D'autant que durant ce deuxième confinement, les artistes sont autorisés à travailler in situ (tournages, répétitions, etc.).
Première idée judicieuse : proposer, dans la foulée de « Guermantes », une lecture intégrale de l'oeuvre phare de Proust, façon marathon. Du mardi au vendredi, un comédien lit chaque soir pendant une heure « La Recherche » dans l'ordre chronologique. Eric Génovèse, sociétaire qui excelle dans l'exercice, confie que ces lectures en direct nécessitent un long temps de préparation. « J'adore les lectures publiques, mais Proust s'avère un des auteurs les plus difficiles à lire haute voix… »
Aux comédiens français, rien d'impossible ! « Les internautes sont ravis de voir des interprètes différents investir la même langue, constate Eric Ruff. Aujourd'hui, pas moins de 15.000 spectateurs assistent à chaque lecture. » Le marathon n'est pas près de s'achever. On en est seulement au deuxième tome de « La Recherche ». « On a calculé qu'il faudrait un an et demi pour tout lire… On espère que le déconfinement aura lieu avant… », ironise Eric Génovèse.
Deuxième nouveauté, bien accueillie par les internautes : proposer d'assister au théâtre « à la table » - et revenir à ce qui fait l'essence du travail du comédien lorsqu'il s'attaque à un texte. « Jouer autour d'une table permet de se concentrer sur les mots, d'en magnifier le sens », affirme l'administrateur. Mais pour que le résultat soit probant, il faut un temps de répétition suffisant - cinq jours - et « offrir une belle image et un son de qualité ». Eric Ruff fait donc appel à un réalisateur de télévision aguerri, Clément Gaubert. A raison d'un spectacle par semaine, la Comédie-Française fait feu de tout bois. Elle accompagne les programmes scolaires, en proposant un « Tartuffe » très sombre dirigé par l'administrateur lui-même, dans lequel Eric Génovèse impressionne en faux dévot cruel à la voix de miel, ou « Juste la fin du monde », de Jean-Luc Lagarce, orchestré avec acuité par Hervé Pierre.
Elle emprunte des voies moins classiques avec son « Boeuf sur la table », cabaret débridé de fin d'année où les musiciens chanteurs de la troupe s'approprient avec bonheur les tubes de Gainsbourg, Daho, Anne Sylvestre et Claude François. Ou avec des docu-spectacles. « Sois belle et tais-toi », signé Françoise Gillard, ressuscite un débat sur la condition d'actrices animé par Delphine Seyrig dans les années 1970 ; « La Leçon de Proust », d'Anne Kessler, s'inspire d'une émission de radio ou des écrivain(e) s (Sarraute, Duras…) partagent leur vision du grand Marcel.
Autre friandise offerte par la troupe : l'hommage rituel célébrant l'anniversaire de la naissance de Molière, le vendredi 15 janvier. Les comédiens, debout à la corbeille de la Salle Richelieu, distillent de courtes citations du maître, bien dans l'air du temps : « Le poumon, le poumon » se désole Stéphane Varupenne tandis que Noam Morgensztern s'exclame : « Ouvrez ! »
OEuvres au long cours
Acte III. Janvier 2021. Alors qu'une extinction progressive de l'épidémie était espérée à l'été ou à l'automne, rien n'y fait : impossible de dater la réouverture des théâtres et des lieux culturels. Cette crise qui n'en finit pas donne le vertige à Eric Génovèse. « Je n'ai été que dix-huit fois sur scène en douze mois alors qu'un comédien français joue habituellement 150 à 250 fois par an. »
Les lectures et spectacles à la table permettent de garder la flamme, mais restent pour lui un ersatz. Quant aux répétitions, elles souffrent de l'usure du temps : un spectacle prêt, retardé de plusieurs semaines, « risque de s'étioler et de perdre sa substance organique ».Le comédien, qui commence tout juste à répéter « La Cerisaie », de Tchekhov, sous l'égide de Clément Hervieu-Léger, est plus qu'impatient de remonter sur les planches.
Garder la troupe mobilisée
Eric Ruf veut garder sa troupe mobilisée dans cette période d'incertitude où le provisoire semble devoir durer. D'où son idée de...
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