La fermeture brutale, due au confinement, du théâtre parisien à la mi-mars a plongé Jean-Michel Ribes et son équipe dans le désarroi. Car, avec une trésorerie déjà fragilisée par les manifestations de « gilets jaunes » et les grèves de décembre 2019, l’annulation de la saison fait peser une menace sur l’avenir.
Au sixième étage, mais peut-être vaut-il mieux parler de simples paliers puisque tout est un peu biscornu, après un étroit escalier et un couloir tortueux, on tombe sur une succession de loges. Il n’y a aucun bruit. On ouvre une porte, puis une autre. Tout est encore là, immobile, à sa place, prêt à l’emploi. Les costumes sont pendus aux cintres. Des gâteaux secs, une petite bouteille de cola, du dentifrice… ont été abandonnés sur la tablette qui fait face au miroir de maquillage. Comme si c’était hier. Comme si c’était il y a deux minutes. Un pantalon est posé sur le petit lit qui fait office de banquette. Une valise attend son propriétaire. On imagine qu’un acteur va surgir d’un instant à l’autre pour venir la chercher. Mais personne n’est revenu depuis deux mois et demi.
Cinq spectacles fauchés en plein vol
Au Théâtre du Rond-Point, dans le 8e arrondissement de Paris, le virus a eu l’effet de la lave du Vésuve. Il a tout pétrifié dans un temps immobile. Et depuis, un silence de mort a tout enveloppé. C’est le lundi 1er juin qu’un souffle de vie s’est remis à circuler. Isabelle Donnet et Constance Sung, les deux habilleuses, ont repris possession de leur pigeonnier, tout là-haut, sous la charpente en bois du XIXe siècle. Elles font des allers et retours entre leur atelier et les loges, pour récupérer les costumes, les laver, les repasser en espérant qu’ils pourront un jour reprendre du service. Quand ? Personne ne sait. « Ça fait du boulot », lâche Isabelle Donnet, dans un grand sourire. On croit entendre qu’elle a voulu nous dire « enfin ». Qu’il était temps que le temps se remette en route. En l’espace de vingt-quatre heures, entre le vendredi 13 et le samedi 14 mars, les cinq spectacles du Théâtre du Rond-Point se sont arrêtés d’un seul coup. Fauchés en plein vol. Et depuis, plus rien.
De ce vendredi-là, Catherine Laugier se souvient comme si c’était hier. Il est aux alentours de 15 heures quand la responsable de la programmation sort du bureau de Jean-Michel Ribes, le patron et le visage du Rond-Point. Le gouvernement vient d’annoncer l’interdiction de toutes les réunions de plus de 100 personnes ; il faut annuler les deux spectacles proposés dans la grande salle Renaud-Barrault de 746 places. Catherine Laugier monte au sixième étage et se rend dans la loge du Cirque invisible, celui de Jean-Baptiste Thierrée et de Victoria Chaplin, la fille de Charlie Chaplin. Couple à la ville et sur scène, ils trimballent depuis presque quarante ans leur univers onirique, absurde et drôle dans un spectacle qui tourne depuis des années. Ils sont programmés à 18 h 30, mais ont pris l’habitude de venir en avance pour se préparer.
À l’annonce de l’annulation, Jean-Baptiste Thierrée, 83 ans, lâche : « Mais moi je veux continuer à jouer. » Un médecin aurait dit qu’il faisait désormais partie d’une population à risque. Victoria Chaplin se lève : « Allez, viens, on rentre à la maison. » Deux heures plus tard, il faut porter la même nouvelle à la troupe d’acteurs de Kadoc, la nouvelle pièce mise en scène par Jean-Michel Ribes et écrite par Rémi De Vos. Une fois l’invraisemblable devenu réalité, tout le monde descend dans la salle de restaurant du théâtre boire un coup, espérant que l’alcool fasse oublier ce cauchemar.
Un tunnel de brouillard et d'inquiétude
Personne ne sait si les représentations pourront reprendre un jour. Mais Catherine se souvient précisément d’une chose. « On s’aperçoit très vite qu’on a un problème avec les cacahuètes. On met tous les mains dans le même bol… et on se demande si c’est un truc qu’on peut encore faire. » Quand elle quitte le théâtre, ce soir-là, elle est loin d’imaginer qu’elle n’y remettra pas les pieds avant dix semaines. Et qu’elle entre dans un tunnel de brouillard et d’inquiétude.
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