
Pour retrouver leur autonomie et s’éloigner des contraintes imposées par les scènes nationales, des artistes tentent de concevoir des lieux et dispositifs différents, loin des modèles labélisés. Rencontre avec deux équipes défricheuses.
C’est un archipel qui se dégage à marée basse et qui s’accroît à vitesse grand V depuis la fin du confinement. Toute une série d’îlots, non encore quantifiés, qui sont autant de nouvelles maison-théâtres, parfois juste des cabanes où se fabriqueront, ou se fabriquent déjà, différemment, les œuvres scéniques, leur réception, leur tissage dans un contexte souvent rural. Ce sont des artistes qui tracent des chemins de traverse, vis-à-vis des institutions labellisées, ces 115 scènes nationales et centres dramatiques, système unique et envié.
Tous ces artistes ne fustigent pas le réseau existant, la plupart d’entre eux s’appuient dessus. Ils y présentent leurs pièces et disposent pour leur compagnie de solides subventions. Ils ne sont pas Robinson, seul sur leur îlot, et se réunissent parfois en conglomérats – tels le Sillon ou l’Usine vivante, dans la Drôme. Tous n’excluent pas, dans un horizon lointain, de candidater à la tête d’un centre dramatique national, à condition d’en modifier le fonctionnement – récemment, le metteur en scène Sylvain Creuzevault a postulé à la direction du Théâtre national de Strasbourg. Ce qu’ils refusent, c’est de continuer à produire toujours plus de spectacles vite disparus, «comme des hamsters dans une roue», sans relations avec les habitants et parfois même les théâtres. Parmi 100 exemples : celui, récent, de l’artiste suspensive Chloé Moglia, qui habite désormais à Trédion, à côté de Vannes (Morbihan), où elle transforme l’entrepôt qu’elle loue à la municipalité pour ses décors en espace de répétitions ouvertes au public, qu’elle envisage comme des «éclaireurs d’avant-garde pour des créations qui partent ensuite en tournée dans les scènes d’Europe».
Sylvain Creuzevault et sa compagnie d’Ores et Déjà sont souvent vus comme des précurseurs, eux qui réhabilitent depuis quinze ans déjà à Eymoutiers (Haute-Vienne), d’anciens abattoirs cédés par la municipalité pour les transformer en théâtre, l’absence de moyens limitant drastiquement l’aventure. «Nos modèles, les seuls qui nous semblaient dignes d’intérêt, étaient le Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine et le Théâtre du radeau de François Tanguy à la Fonderie au Mans. Mais quand on parle à Ariane Mnouchkine des débuts de la Cartoucherie, on s’aperçoit que les pouvoirs publics ont fortement contribué à la construction du lieu et de la troupe. Aujourd’hui, il y a un retrait de la puissance publique. Je veux bien qu’il y ait de plus en plus d’artistes qui questionnent et refusent les modes de production et de diffusion de leurs spectacles et tentent de concevoir une chaussure à leur pied, mais s’ils le font avec leurs deniers, ils se substituent à elle.» Rencontre avec deux équipes pionnières qui ont choisi de (se) fabriquer un lieu prototypal.
Le Moulin de l’hydre à Saint-Pierre-d’Entremont (Orne) : «On est en train d’inventer un lieu, où tout est encore possible»
Simon Falguières ne craint pas les défis impossibles à relever. En juillet dernier, alors qu’il était encore inconnu du public même avignonnais, il a présenté, dans le in, le Nid de cendres, une épopée fleuve de treize heures et 19 acteurs. Initier avec sa compagnie le K et l’association des Bernards l’Hermite une utopie en actes ne l’effraie pas plus. Les premières répétitions de sa saga ont eu lieu au moulin de l’Hydre, une ancienne filature du XIXe siècle que sept membres de la compagnie le K ont acheté ensemble, apportant chacun 50 000 euros. Il bruine, le ciel est bas, l’eau de la rivière monte, et pourtant le moulin-usine, au fond d’une cuvette entre une falaise de schiste et une forêt, resplendit de mille feux. L’espace, pharaonique, se compose de trois corps de bâtiments : une maison habitable et habitée en état, susceptible d’accueillir des compagnies en résidence en attendant que...
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