Après le cinéma, l’édition ou la musique émerge enfin un #MeToo dans le théâtre. L’actrice et comédienne, qui avait déjà raconté à “Télérama” avoir été victime de harcèlement au début de sa carrière, livre un propos éclairant sur ce mouvement et les spécificités de la scène.
Trente ans de métier, à parts égales, dans les deux milieux du théâtre et du cinéma. Depuis ses débuts en 1993 comme très jeune pensionnaire de la Comédie-Française jusqu’à sa récente et magnifique prestation dans Bajazet, la tragédie de Racine mise en scène par l’Allemand Frank Castorf, Jeanne Balibar ne cesse d’illuminer les scènes. Celle qui a aussi magnifiquement incarné Barbara dans le film de Mathieu Amalric et fut «césarisée» pour ce rôle en 2018 est aujourd’hui en plein tournage, à Paris, d’une série réalisée par Olivier Assayas pour la chaîne américaine HBO. Elle a pris le temps de se confier longuement sur le mouvement #MeTooTheatre, qui a fait irruption ces jours derniers sur les réseaux sociaux, quatre années après avoir explosé dans le monde du cinéma. Elle explique la nécessité de ces initiatives et revient sur les étapes difficiles qui ont quelquefois jalonné sa carrière.
Vous sentez-vous solidaire du mouvement #MeTooTheatre ?
Non seulement solidaire mais aussi très reconnaissante ! Depuis le mouvement #MeToo au cinéma, comme beaucoup d’actrices de ma génération, je ressens une grande gratitude à l’égard des jeunes femmes qui ont mis toutes ces questions sur la place publique. Cela nous a toutes aidées à comprendre ce qui nous était parfois arrivé. À le mettre en mots, à le réfléchir, à le décrypter – à retirer de la «crypte» un certain nombre de souvenirs plus ou moins refoulés dans lesquels on avait quelquefois enfermé toutes ces violences. Mes propres débuts au théâtre, de ce point de vue, ont été catastrophiques.
#MeTooTheatre dénonce l’omerta qui a régné jusque-là : le mot est-il approprié ?
Ce mot n’est pas trop fort. Il ne vaut pas seulement pour les harcèlements sexuels ou moraux mais pour toutes les maltraitances liées aux hiérarchies de pouvoir s’exerçant sur un plateau. Nous sommes de temps à autre témoins de comportements qui terrorisent tout le monde. Très peu d’entre nous sont en position de les dénoncer, car nous craignons de ne plus travailler. Par ailleurs, ces révélations sur les réseaux sociaux, en occupant l’espace médiatique, ne doivent pas servir d’alibi au ministère de la Culture pour ne pas étudier de près la place des femmes dans nos métiers.
“Il faut protéger les femmes sans pour autant transformer l’art de la représentation en simple exécution d’un cahier des charges réglementé.”
À quoi pensez-vous en particulier ?
Y a-t-il réellement une invisibilisation progressive des femmes sur les plateaux ? À partir de quel âge ? Quelles sont leurs responsabilités dans l’institution théâtrale ? Comment sont-elles traitées quand elles en partent ? Je pense précisément au cas de Julie Brochen, metteuse en scène renvoyée de la direction du Théâtre national de Strasbourg en 2014, alors qu’elle était, après la nomination de Muriel Mayette à la Comédie-Française, la deuxième femme à diriger l’un des cinq théâtres nationaux. À ce moment-là, le pouvoir politique n’a eu aucun problème à congédier brutalement une femme. On l’accuse d’avoir laissé le théâtre dans le rouge, fait dont elle a été blanchie ensuite par un rapport de la Cour des comptes. Sa subvention pour avoir «servi» dans un théâtre national a été réduite d’un tiers par rapport à celle de ses prédécesseurs. Cela a été un énorme traumatisme pour nous toutes, pas seulement pour moi, qui ai beaucoup travaillé avec elle…
Quelle différence entre les mouvements #MeToo des arts du spectacle et ceux du reste de la société ?
Notre art consiste à nous dénuder. De nombreux penseurs l’ont théorisé, Artaud par exemple : au théâtre et au cinéma, on révèle son «intérieur» : ses humeurs – au sens physique et médiéval comme au sens psychologique du terme. La représentation, grâce au jeu d’acteurs et d’actrices, doit pouvoir laisser déferler la sexualité, le désir, l’obscénité. Car si l’on n’est plus dans un contexte où nous pouvons faire apparaître Priape, les Érinyes ou Dionysos et une certaine ivresse, alors on n’est plus dans la fonction anthropologique qui est la nôtre : montrer l’humanité dans ses débordements. Telle est l’énorme difficulté : il faut protéger les femmes sans pour autant transformer l’art de la représentation en bréviaire, ou en simple exécution d’un cahier des charges réglementé. Ne l’oublions-pas non plus, le théâtre exprime tous les sentiments et parle d’amour. Lui aussi est ambivalent : idéal, salvateur, consolateur, comme dévorateur, castrateur et destructeur. Alors comment travailler dans et avec l’excès ? À toutes ces questions très épineuses, il n’y a pas de réponses simples.
Vous évoquez des débuts catastrophiques : quelles violences avez-vous subies ?
Je n’en fais pas mystère, j’en ai d’ailleurs parlé lors d’un précédent entretien avec Télérama, quelques mois avant #MeTooCinéma. J’entre, en 1992, au Conservatoire de Paris pour y faire ma première année. À l’époque je vis avec Éric Ruf depuis déjà deux ans. On y a été reçus en même temps avec le nombre de voix maximum tous les deux. Au bout de trois mois, Catherine Hiegel, professeure, et Marcel Bozonnet, directeur, conseillent à Jacques Lassalle, alors administrateur de la Comédie-Française, de nous engager directement. J’ai rendez-vous avec lui. Il ne me parle que de mon père, philosophe. Une manière d’instiller tout de suite le doute sur les raisons pour lesquelles il m’engage. Pendant toute la durée du travail sur Dom Juan, présenté l’été suivant dans la Cour d’honneur d’Avignon, où je jouais le rôle d’Elvire, il a exercé à mon égard un harcèlement moral insoutenable. Répétant à l’envi que j’étais « nulle », qu’il n’y avait rien à faire pour que je sorte quelque chose de valable. À toutes les séances. À tel point qu’Éric, également dans la distribution, et Olivier Dautrey, autre acteur de ma génération, ont décidé d’assister à toutes mes répétitions, dans l’espoir que cela me protégerait de cette violence. Roland Bertin, acteur phare distribué dans Sganarelle, essayait lui aussi de jouer les pare-feux, sans succès.
Ces maltraitances n’étaient pas ouvertement sexuelles de la part de ce vieux monsieur sur la toute jeune femme de 23 ans que j’étais, mais enfin, c’était des insultes et des humiliations constantes. Des choses qui m’empêchaient de travailler, tellement j’étais apeurée… Et pour compléter ce joyeux tableau, Andrzej Seweryn, qui tenait le rôle de Dom Juan, me cognait vraiment dans la première scène une fois sur dix, au lieu de faire semblant. La situation de l’actrice confrontée à un acteur qui « oublie » de se maîtriser dans les scènes de bagarre est assez répandue.
“Voir des abus sans en être soi-même directement victime est très violent, cela doit être dit.”
Cette violence du metteur en scène semblait instituée, alors ?
Oui ! Dans la maison, on me disait régulièrement : «Ne le prends pas personnellement, c’est comme ça avec toutes les actrices qui ont le premier rôle.»
Après cette expérience désastreuse, avez-vous été confrontée à d’autres abus ?
Désastreuse, mais pourtant extraordinaire quand même sous bien des aspects… Tout de suite après ce Dom Juan, j’ai fait une autre expérience traumatisante, lors d’un tournage au cinéma : être témoin d’une situation identique, entre une femme réalisatrice cette fois et un vieil acteur. Elle l’insultait sans cesse. Pendant deux mois, je me suis sentie salie d’être ainsi complice à force de ne rien dire. Voir des abus sans en être soi-même directement victime est très violent, cela doit être dit. Comme il faut souligner que les comportements inacceptables ne sont pas l’apanage exclusif des hommes.
En tant qu’artiste de la scène, comment gardez-vous votre intégrité ?
La confiance en soi est la meilleure barrière. Par exemple, si un metteur en scène me dit aujourd’hui «t’es nulle», je saurai répondre : «Il ne fallait pas m’engager.» Mais quand c’est leur premier ou deuxième engagement, les débutantes n’ont pas beaucoup de points où s’appuyer pour réfuter l’argument et se rassurer.
Digérer l’expérience Elvire a été long ?
Un jour, j’ai fini par me rebeller, avant la reprise à la Comédie-Française. Le jour de la dernière répétition, tous les photographes étaient là, salle Richelieu. Et il a balancé dans son micro : «Mademoiselle Balibar, jouer la comédie ne consiste pas à poser pour des photos !» Or j’avais fini par réussir à préserver mon plaisir de jouer, celui dont la comédienne Madeleine Marion – la grande pédagogue du Conservatoire – m’avait fait découvrir l’étendue et la puissance. C’était ça mon socle inentamable de confiance en moi ! Après sa phrase odieuse, j’ai hurlé qu’il était un connard, qu’il devait arrêter de me faire chier. C’était retransmis sur tous les écrans dans les loges, à la cantine, parmi tous les services. Les techniciens sont venus me dire : «Bravo, t’as bien fait !» Tout cela s’est passé dans l’enceinte de la Comédie-Française : il ne me serait jamais venu à l’idée de le divulguer à l’extérieur.
Les troupes peuvent-elles avoir un effet régulateur ?
Peut-être dans les collectifs éphémères, parce que les troupes où l’on reste des années ensemble sont des marmites à névrose, donc pas très protectrices des femmes. Cela dit, elles sont de formidables outils et produisent des œuvres de grande qualité. Que ce soit celle d’Ariane Mnouchkine ou d’Ingmar Bergman ou de la cinéaste Josée Dayan, qui a constitué une famille de complices dans un système où ça n’existe pas d’habitude.
“La séduction est en jeu à chaque seconde. Sur un plateau de théâtre comme sur un plateau de cinéma.”
En Allemagne, les choses se jouent-elles autrement ?
En Allemagne, je ne connais que le travail avec le metteur en scène Frank Castorf. Je suis partie à la Volksbühne de Berlin, qu’il dirigeait alors, pour jouer dans son adaptation de La Cousine Bette, de Balzac. C’était il y a huit ans et nous sommes tombés amoureux. Depuis, nous avons fait dix spectacles ensemble. Dans son cas à lui, s’il est un artiste attentif à représenter sur scène l’hypersexualisation des rapports sociaux, dans sa pratique de metteur en scène ou de directeur de théâtre, il est en revanche totalement irréprochable. Pour la simple raison que la stratégie de séduction qu’il a adoptée dans l’existence n’est pas celle du prédateur. Il attend qu’on vienne à lui. C’est d’ailleurs moi qui l’ai dragué.
La séduction est-elle toujours en jeu sur une scène ?
À chaque seconde. Sur un plateau de théâtre comme sur un plateau de cinéma. La culture patriarcale a proposé aux hommes un modèle de prédation en leur mettant dans la tête que c’était séduisant d’être...
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