Comment surmonter la tentation du désespoir qu’induit la perte du rapport à la scène, essentiel à tout musicien ? Entre détresse et colère, sept portraits d’artistes tous azimuts, alors que les professionnels du spectacle et de la culture étaient appelés à manifester ce mardi.
Pour tout artiste du spectacle vivant, la privation de public est davantage que la privation d’un supplément d’âme : c’est une partie du sens profond de la création – le rapport à l’altérité qui engage et stimule – qui se volatilise, le risque induit par l’exposition faisant partie intégrante des mécanismes moteurs de l’expression artistique.
Certes, ces temps de repli sont propices au travail : le compositeur compose, l’écrivain écrit, le peintre peint et l’instrumentiste ou le comédien répète, indéfiniment ; mais sans les concerts, les représentations, les rencontres en librairie ou les expositions, c’est une énergie qui finit par tourner à vide et par s’épuiser, privée de vie et de foi.
Comment surmonter cette tentation du désespoir ? Entre détresse et colère, résistance et prise de distance, sept portraits de musiciens tous azimuts, alors que les professionnels de la culture étaient appelés à manifester ce mardi 19 janvier dans une vingtaine de villes en France pour demander le retour des activités culturelles et des mesures concrètes de soutien aux intermittents du spectacle.
Patrick Bebey livre un témoignage aussi éclairant qu’émouvant. Pour ce multi-instrumentiste, dont les compositions allient jazz et musique traditionnelle africaine, l’épidémie a tout changé. L’immense majorité de sa pratique passe par la scène : « C’est ma drogue. Je suis véritablement en état de manque. Ce que j’aime, c’est ressentir la peur. » Sa détresse est palpable.
Certes, il a eu le loisir durant cette période d’enregistrer un album et se montre, dans la mesure où il a eu plus de temps que jamais pour répéter, très satisfait du résultat. Reste que sa sortie est repoussée sine die, puisqu’elle ne se conçoit qu’accompagnée des tournées servant à sa promotion.
Surtout, il concède que l’immense majorité de ce qu’il a composé depuis le mois de mars est marqué par une certaine tristesse, loin des rythmes enjoués qui caractérisaient sa création dans le « monde d’avant ».
Plus d’une soixantaine de dates ont été annulées, une dizaine seulement ont été reportées. Et les compensations financières sont rares. « On m’a proposé plusieurs fois de faire des concerts sans public, filmés, mais je n’y arrive pas, j’ai besoin des gens en face, j’ai besoin d’avoir peur d’eux. » Ses prochaines dates de concert sont prévues en juin, dans le cadre de Jazz à Vienne. Mais rien n’est sûr, et vivre avec cette incertitude ronge. Depuis février, il n’est monté sur scène qu’une seule fois : lors d’un concert donné pour des enfants qui a pu être transféré d’une salle de spectacles à un établissement scolaire.
En effet, les artistes jeunesse sont les seuls à pouvoir travailler à peu près régulièrement. Rémi Guichard est chanteur pour les tout-petits. Bien que se produisant très souvent dans les théâtres, il n’a jamais abandonné les spectacles dans les crèches et les écoles qui ont marqué les débuts de sa carrière. Bien lui en a pris, puisque les établissements scolaires continuent d’accueillir des intervenants. Il a ainsi pu jouer quotidiennement au mois de décembre, et se produit encore aujourd’hui plusieurs fois par semaine.
« C’est formidable d’avoir pu rencontrer tous ces enfants, en s’adaptant bien sûr au protocole sanitaire. Pour respecter les jauges, je fais parfois trois séances dans la matinée, un véritable marathon. » Bien que le tarif ne soit pas vraiment revu à la hausse malgré la multiplication des performances, Rémi s’estime heureux de pouvoir continuer à faire bénéficier les enfants de spectacles.
Car c’est « presque toute une génération qui se retrouve à ne pas aller au musée, au théâtre. C’est souvent leur tout premier spectacle ». Il constate aussi que le comportement du personnel a changé, et qu’il y prend presque autant de plaisir que les enfants, tant les adultes sont eux-mêmes privés d’accès à la culture : « Ils sont tellement sevrés d’émotion qu’ils jouent désormais beaucoup plus leur partition. Ils ne sont plus gênés de participer aux jeux et aux danses, ils se lâchent totalement sur mes comptines ! »
De leur côté, Karen Vourc’h – chanteuse lyrique – et Yanowski – auteur compositeur interprète de ce qu’il décrit comme un univers de « chanson fantastique » – ont également su tirer parti de la situation. Il est vrai que ce temps du confinement a coïncidé pour eux avec un moment de mise en retrait, puisque Karen s’est trouvée enceinte au début de l’année 2020 et qu’en dehors des concerts du printemps, elle n’a été que peu impactée par les annulations les plus dramatiques, notamment celle des festivals d’été.
Yanowski, en revanche, a vu toutes ses dates...
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