Pour Valérie-Laure Benabou, spécialiste de la propriété littéraire et artistique, la polémique autour de Yoann Bourgeois interroge la notion d’exclusivité sur une œuvre et invite le droit d’auteur à se rendre plus en phase avec la réalité de la création contemporaine.
Diffusée le 6 février sur Internet, une vidéo intitulée l’Usage des œuvres met en miroir des extraits de pièces d’une dizaine d’artistes avec des passages de spectacles créés ultérieurement par le chorégraphe Yoann Bourgeois, tête de gondole du cirque contemporain. Valérie-Laure Benabou, professeure de droit privé à l’UVSQ-Paris Saclay, est spécialiste du droit des industries culturelles. Personne qualifiée au Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique au sein duquel elle a notamment rédigé un rapport sur les œuvres transformatives, elle est l’auteure de A qui profite le clic ? avec Judith Rochfeld (Odile Jacob, 2015). A l’aune de la polémique suscitée par l’hypothèse d’un plagiat systématique opéré par Yoann Bourgeois, la chercheuse pointe l’évolution nécessaire du droit d’auteur, de moins en moins en phase avec les modalités de création des arts du mouvement, tels la danse et le cirque, souvent plus collective qu’il n’y paraît.
Pourquoi la jurisprudence en matière d’arts du mouvement, du geste, est-elle peu développée ?
Historiquement, il y a un obstacle probatoire, le problème de la notation. Pour pouvoir faire valoir la contrefaçon face au juge, il faut pouvoir prouver l’existence de l’objet qui a été contrefait. On peut faire la preuve par le témoignage, mais cela reste compliqué de rendre justice à un mouvement quand on n’a pas d’éléments d’écriture. Il y a déjà eu beaucoup de débats, notamment en danse, où il n’y a pas un système unique de notation. La vidéo peut aujourd’hui servir de preuve mais c’est assez récent. Ensuite, il y a l’obstacle financier, dans un milieu qui n’est pas riche, et sociétal, avec la peur du stigmate dans la communauté.
En quoi cette vidéo est-elle un cas d’école en matière de propriété intellectuelle artistique ?
Cette vidéo produit un effet d’accumulation et de ressemblance assez frappant, qui reste cependant artificiel puisqu’il s’agit d’un collage. Yoann Bourgeois a-t-il été autorisé à faire ces reprises ou l’a-t-il fait sans autorisation ? Rien ne l’indique dans la vidéo, on ne peut pas conclure à une contrefaçon sans davantage d’éléments. Pour envisager un contentieux, il faudrait donc à chaque fois comparer les ressemblances extrait par extrait, œuvre par œuvre. En revanche, cela permet de réfléchir à la délicate question du passage de l’idée à l’œuvre et à la notion d’exclusivité sur une création.
Comment le droit de la propriété intellectuelle rend-il actuellement possible la reconnaissance de plusieurs auteurs sur une même création ?
Dans le code de la propriété intellectuelle, il y a trois figures impliquant la possibilité de plusieurs auteurs. Il y a d’abord la figure «horizontale» de l’œuvre de collaboration : on crée une œuvre commune, il y a une concertation sur le travail de chacun, même si la contribution peut être différée dans le temps. Cette œuvre de collaboration vous rend coauteur en indivision. Même si les auteurs peuvent contribuer à une hauteur différente, chacun à égale voix au chapitre, et juridiquement, dispose du pouvoir d’interdire l’exploitation de l’œuvre, éventuellement de bloquer toute négociation en la matière. C’est la plus à même de traduire la communauté d’appartenance, d’inspiration et le fait que chacun est sur un pied d’égalité en tant qu’auteur. Mais du point de vue juridique, c’est la plus compliquée à mettre en œuvre car il faut l’unanimité pour prendre des décisions.
Il y a ensuite l’œuvre dérivée ou composite. Là, les auteurs seraient plutôt dans la figure de d’escalier, où l’œuvre seconde incorpore l’œuvre première. L’auteur «second» doit demander l’autorisation de le faire. S’il l’obtient, l’auteur «premier» n’est pas coauteur de l’ensemble, du «tout» second qui appartient à l’auteur second. Ce dernier a la possibilité d’exploiter l’œuvre seconde mais il n’a pas une totale liberté d’exploitation car il est dans la sujétion de l’autorisation de l’auteur de l’œuvre première. Il faut prévoir des conditions de cession des droits de manière très claire. C’est une situation également compliquée car elle confère également une capacité de blocage à l’auteur «premier» s’il ne souhaite pas donner son autorisation pour l’ensemble des exploitations dont l’œuvre secondaire est susceptible de faire l’objet.
Et la troisième ?
Il s’agit de l’œuvre collective : un auteur est à l’initiative d’une création, il coordonne et publie sous son nom des apports faits par plusieurs autres auteurs sous sa direction. Cette figure «pyramidale» permet d’attribuer des droits à ce «chef d’orchestre» en plus des droits que perçoivent individuellement les autres auteurs, mais elle n’est pas toujours reconnue par les organismes de gestion collective car elle permet de faire naître des droits d’auteur sur la tête d’une personne morale. En outre, il peut aussi y avoir une potentialité de conflit quant à l’exploitation séparée des contributions ou de nouvelles formes d’exploitation de l’ensemble.
De quelle manière le droit pourrait-il alors évoluer pour faciliter la reconnaissance d’une pluralité d’auteurs sur certaines œuvres ?
Au sein du droit d’auteur, on peut distinguer ce qui relève de la reconnaissance du droit moral, du droit exclusif sur l’exploitation de l’œuvre. Parfois, le simple «crédit» suffit à la satisfaction d’un auteur dont le travail a été repris, parfois il voudra, en plus, une part des profits d’exploitation, sans qu’il souhaite nécessairement intervenir dans les décisions relatives à l’exploitation de l’œuvre dans laquelle son travail a été utilisé. Doit-on essayer de dissocier le pouvoir de bloquer l’exploitation, de l’obligation de créditer et de rémunérer pour résoudre l’équation ? On peut chercher de ce côté, et de celui des modèles développés dans les licences «libres», pour essayer de trouver un équilibre plus subtil que celui qu’offrent aujourd’hui les trois figures du code de la propriété intellectuelle. Mais il faut rester prudent car cela pourrait réintroduire un pouvoir de domination à l’intérieur de la gouvernance de l’œuvre. Il existe un autre questionnement : faut-il donner plus de pouvoir de contrôle aux organismes de gestion collective quand ils reçoivent les déclarations ? Aller vérifier la véracité des déclarations est extrêmement compliqué car leurs services ne sont pas outillés pour exercer ce pouvoir d’investigation. Et comment l’exercer, afin d’éviter une éventuelle chasse aux sorcières ?
Certains des artistes qui ont témoigné dans...
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