Dans L’œuvre face à ses censeurs (La Scène, 2020), les membres de l’Observatoire de la liberté de création reviennent sur les cas de censure réelle auxquels ils ont été confrontés depuis 2002. Est-il vrai, comme on l’entend souvent, que désormais on « ne peut plus rien dire » ?
La liberté de création est-elle de plus en plus menacée par un nouvel ordre moral ?
Déléguée de l'Observatoire et avocate à la Cour, maître Agnès Tricoire nous répond.
Usbek & Rica : L’Observatoire de la liberté de création a vu le jour en 2002. Quelle est sa mission ?
Agnès Tricoire : La naissance de l’Observatoire se passe au moment de deux affaires marquantes pour la liberté d’expression artistique. D'un côté, l’exposition d’art contemporain « Présumés innocents », dont les organisateurs sont poursuivis au pénal pendant près de dix ans par une association de défense des enfants mais dont la rhétorique vise à restreindre la création des adultes. Et d'autre part la publication du roman Rose Bonbon (Gallimard, 2002), de Nicolas Jones-Gorlin, qui raconte la vie d’un pédophile, attaqué par une autre association de même type.
Un certain nombre de signaux indiquaient une recrudescence des cas de censures et j’avais proposé à la Ligue des droits de l’Homme d’entamer une réflexion collective sur le sujet. Dès le départ, nous avons ouvert la démarche à d’autres organisations, associations, artistes, fonctionnaires de la culture luttant contre l’extrême-droite et autres personnalités engagées pour la liberté d’expression artistique. Nous avions besoin d’un lieu solidaire entre les différents genres artistiques, de mise en partage d’expériences, d’un espace de réflexions interdisciplinaires, afin que personne ne reste seul dans son propre champ culturel mais qu'on puisse au contraire mener une action commune contre les restrictions à la liberté de création et de diffusion des oeuvres.
Puisque vous mentionnez les associations de défense des enfants, que vous inspire l’actualité de l’affaire Matzneff, au carrefour de la pédocriminalité et de la censure littéraire ?
Juridiquement, la décision de Gallimard de retirer tout le journal est une autocensure de l’œuvre par l’éditeur [le 7 janvier 2020, les éditions Gallimard ont annoncé qu'elles cessaient la commercialisation du journal de l'écrivain Gabriel Matzneff, suite au témoignage de Vanesse Springora, qui décrit les pratiques pédophiles de l'écrivain dans son livre Le Consentement (Grasset, 2020)]. Si Matzneff voulait la contester, sur le fondement de l’engagement contractuel de l’éditeur, cela donnerait lieu à un débat juridique intéressant, parce que l’éditeur a continué à le publier après l’interview de l'écrivain chez Pivot qui change la donne, en 1990. Là, le journaliste l’entreprend sur un plan personnel et Matzneff, très clairement, parle de sa vie. Il ne parlera de son œuvre qu’en défense aux attaques de Denise Bombardier, s’en servant comme d’un étendard de liberté et protection d’actes illégaux. Or ce n’est pas admissible que la littérature serve à couvrir des actes de pédocriminalité dans la vie réelle. Denise Bombardier a raison.
Avant ces déclarations, on pouvait se poser la question de ce que racontait ce journal. Écrire n’est pas faire : un auteur peut se vanter d’actes sulfureux dans un journal littéraire, ça n’est pas pour autant qu’il les a commis dans la vie réelle. Dans l’affaire Matzneff, ce qui est invraisemblable, c’est que le Parquet n’ait pas ouvert d’enquête après l’émission. Tout le monde aurait dû lâcher Matzneff, à commencer par Philippe Sollers, puis Frédéric Beigbeder, Franz-Olivier Gisbert, etc. On ne peut plus lire son journal à partir de là sans savoir qu’il revendique la réalité de ce qu’il décrit. Et la liberté de création ne peut lui servir de parapluie.
Au début du livre de l'Observatoire, vous donnez une grammaire entre les différentes censures existantes : préalable, directe et indirecte. Pourriez-vous préciser les distinctions entre ces trois formes ?
La censure directe refuse de s’avouer ainsi mais elle englobe non seulement les actes de censure par les autorités, souvent contestables, mais aussi les interruptions de spectacles, les manifestations qui empêchent les spectateurs d’accéder aux spectacles, voire les pressions sur les organisateurs, tout cela relevant désormais de la loi que nous avons largement contribué à améliorer : les créateurs ne sont plus désarmés.
La censure préalable est telle qu’on l’entendait au XIXème siècle, distinguant les « bonnes » et les « mauvaises » oeuvres. Elle a presque disparu, heureusement, sauf au cinéma, où il faut systématiquement le visa du Ministère de la Culture pour qu’un film sorte en salle. C’est le seul art pour lequel une autorité administrative décide du contact entre l’œuvre et le public, quand les autres milieux s’autogèrent. Or cette forme de censure se durcit au cinéma, avec des critères qui ont été renforcés ces vingt dernières années et un nombre croissant d’interdictions aux moins de 16 ans et aux moins de 18 ans. Nous développons ce point...
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