
Baisse des subventions, choix artistiques contestés, promotion de l’identité locale et du patrimoine au nom de la rationalité économique… L’idéologie d’extrême droite séduit d’autres familles politiques, observe la socio-historienne Marjorie Glas.
Marjorie Glas est une fine connaisseuse des relations des classes populaires à la culture. Il y a tout juste deux ans, elle a publié un ouvrage passionnant, Quand l’art chasse le populaire. Socio-histoire du théâtre public en France depuis 1945. Elle y analyse les raisons pour lesquelles le théâtre s’est peu à peu marginalisé auprès des classes populaires, mettant à mal l’impératif de démocratisation culturelle pourtant défendu avec constance dans tous les discours des ministres de la Culture depuis des décennies. Un relatif échec sur lequel surfe notamment, aujourd’hui, le Rassemblement national (RN) pour attaquer avec virulence les politiques publiques menées dans le champ de la culture, rejoint par une partie de la droite conservatrice. Sans nier les problèmes, la socio-historienne analyse en quoi le discours du RN, comme ses solutions, est spécieux et à l’opposé de ce qu’il faudrait faire.
Quel regard portez-vous sur la politique culturelle défendue par le RN ?
La culture n’est pas centrale dans son programme. Il faut donc se fonder sur ce que font leurs élus plutôt que sur le programme du parti, qui ne raconte pas grand-chose, si ce n’est une défense très classique du patrimoine. De ce point de vue, on peut avoir une double grille de lecture. D’abord, au niveau des exécutifs régionaux et départementaux, les élus RN sont dans une posture idéologique affirmée et n’hésitent pas à tenir des discours fracassants qui s’adressent directement à leur électorat sur le thème : comment en finir avec une culture destinée à une petite bourgeoisie intellectuelle de gauche ? Ils s’attaquent par voie d’amendement aux spectacles vivants, à l’art contemporain, aux arts visuels et à tous les artistes dont l’expression publique est contraire aux valeurs qu’ils défendent. On est dans une forme de propagande qui ne les engage guère, puisqu’ils ne sont nulle part majoritaires et que les Régions et les départements ne sont pas les plus importants financeurs de la culture.
Ensuite, dans les villes détenues par le RN, l’approche est différente, moins frontale, plus feutrée, plus insidieuse, mais peut-être, au fond, plus dangereuse. Comme à Hénin-Beaumont, avec le Théâtre de l’Escapade repris en main par la mairie RN, on prend petit à petit le contrôle de certaines associations en épuisant leurs équipes, en rognant leur subvention, en contestant leurs choix, en réorientant leur programmation dans une logique de promotion de l’identité locale et d’une culture plus événementielle et commerciale. Une politique qui, en creux, sert également à dénoncer une culture de gauche prétendument wokiste, dès lors qu’elle s’empare de thématiques comme l’immigration, les discriminations de genre, les enjeux postcoloniaux ou la religion.
Quelles sont les conséquences de cette politique ?
Ma principale inquiétude est de voir la droite se radicaliser et faire preuve de porosité à l’égard du discours tenu par les élus RN dans les exécutifs locaux, jusqu’à reprendre à son compte certaines de leurs propositions. C’est particulièrement flagrant dans les Pays de la Loire, où la présidente de Région, Christelle Morançais, a massivement coupé dans le budget de la culture au nom d’une pseudo-rationalité économique fondée sur un discours que n’aurait pas renié le RN. S’y mêlent une critique virulente de la culture subventionnée et des artistes prétendument gauchisants qui en bénéficient. Ce discours est également porté par un certain nombre d’« intellectuels » et par les médias de la galaxie Bolloré, ce qui lui donne un écho grandissant auprès d’une partie de la population.
En quoi ce discours est-il spécieux ?
Il a l’apparence du bon sens économique en ce qu’il prétend corriger les dérives d’un système devenu trop dépendant des subventions. En réalité, il masque un parti pris idéologique de plus en plus assumé qui constitue un contresens complet par rapport à l’histoire des politiques culturelles. On ne peut pas reprocher à des lieux de création ou à des compagnies de ne pas être autonomes financièrement, alors que ce sont l’État et les collectivités locales qui ont eux-mêmes institutionnalisé ce rapport de dépendance. Par ailleurs, ce discours passe totalement sous silence le fait que ce subventionnement de la culture a été organisé pour financer des missions de service public que le privé ne pourrait pas prendre en charge.
Ce discours critique de la culture subventionnée s’appuie également sur un constat de plus en plus partagé, y compris au ministère de la Culture : celui d’un relatif échec de la démocratisation culturelle. Il est basé sur le fait qu’une partie de la population ne fréquente pas ou peu les théâtres, les musées ou les salles de spectacle. Cette question du public soulève le malaise chez les acteurs culturels, car elle touche juste. Sauf que les remèdes proposés ne sont pas les bons. Les contempteurs de la culture subventionnée en tirent comme conclusion qu’il faut...
Lire la suite sur telerama.fr