Au Théâtre de l’Athénée, le 10 novembre dernier, quatre des équipiers de Café Joyeux, avec lesquels travaillent les musiciens du Concert de la Loge depuis mai, encadrés par le directeur de l’ensemble Julien Chauvin (à droite) et deux autres musiciens. Le
DÉCRYPTAGE - Artistes et institutions multiplient, ces dernières années, les initiatives pour ce public longtemps resté dans l’angle mort des politiques d’accessibilité. Avec l’espoir que cela s’étende à la pratique… Amateur comme professionnelle.
Ils sont quatre. Quatre « équipiers » de la famille de cafés-restaurants solidaires Café Joyeux à s’être donné rendez-vous, ce lundi 10 novembre, en plein cœur du quartier de l’Opéra. En poussant les portes du Théâtre de l’Athénée-Louis-Jouvet, Jacinthe ne peut s’empêcher de pousser un soupir d’émerveillement. « C’est la première fois qu’on fait une séance ici. La plupart n’étaient jamais venus dans un théâtre ou un opéra, c’est une vraie découverte pour eux », commente Laure-Anne Brocard, responsable des actions pédagogiques du Concert de la Loge. Depuis six mois, l’ensemble baroque, dirigé par le violoniste Julien Chauvin, développe un partenariat éducatif et artistique inédit entre ses musiciens et une quinzaine de salariés de Café Joyeux en situation de handicap mental et cognitif. Ce matin, c’est à l’Athénée que ça se passe. La salle Art nouveau, qui accueillait l’orchestre il y a quelques jours pour le Don Giovanni de Mozart mis en scène par Jean-Yves Ruf, a accepté de leur ouvrir exceptionnellement ses portes pour un atelier pas comme les autres avec le percussionniste David Joignaux et la soprano Laure Poissonnier.
Quelques marches et minutes plus tard, nous retrouvons David et Laure, attablés dans le foyer avec Jacinthe, Rodolphe, Marianne et Clémie. Autour de drôles d’instruments en forme de batterie de cuisine, les musiciens échangent avec les équipiers, sous le regard attentif de leur manager encadrant, Antoine Derivry. Objectif ? Explorer la musicalité des gestes qu’ils pratiquent au sein des cuisines de Café Joyeux. Fouet et cul-de-poule en main, Marianne mime d’un geste énergique la préparation de la mayonnaise. David n’en perd pas une miette. Entre fous rires et écoute attentive, Jacinthe, elle, montre comment elle coupe les carottes. Battant la mesure avec son couteau sur une planche à découper. Marie-Clémentine, alias « Clémie », spécialiste des cookies, s’active autour d’une casserole, en marquant une pause entre chaque mouvement. Rodolphe, sensible au volume sonore, fait glisser alternativement deux poêles à crêpes sur la table, matelassée à son attention avec des couvertures.
Au fil des minutes et à force de coordination, une petite musique s’installe. Musique sur laquelle David et Laure greffent progressivement les rythmes de la contredanse en rondeau des Boréades, de Jean-Philippe Rameau. D’abord jouée à travers une enceinte connectée, celle-ci est bientôt reprise par Julien Chauvin au violon. Circulant entre les tables, il s’empare des thèmes principaux pour les superposer à l’enregistrement et aux gestes répétés des quatre équipiers, gagnés par la vitalité du morceau.
Rapport intuitif à l’émotion
Depuis le mois de mai, l’ensemble a effectué une dizaine d’ateliers avec les quinze volontaires de Café Joyeux. « Jusque-là, surtout des séances d’initiation aux différentes familles d’instruments : cordes, percussions, vents et chant. C’est la première fois qu’on mélange véritablement nos deux univers », nous explique David Joignaux. « On entre dans le concret ! », acquiesce Chauvin. Ce partenariat inédit avec Café Joyeux, l’entreprise inclusive et solidaire fondée par Yann Bucaille-Lanrezac, cela fait un an et demi qu’il y travaille. « Nous avions eu l’occasion de nous confronter à des jeunes de lycées professionnels dans le cadre d’une autre de nos initiatives, le Hip Baroque Choc, explique le directeur musical. Nous avions alors réalisé à quel point les métiers liés à la restauration pouvaient être en lien avec les valeurs d’écoute d’un ensemble comme le nôtre. D’un autre côté, cela fait plusieurs années que le monde classique mène une réflexion approfondie sur une meilleure prise en compte des personnes en situation de handicap dans le milieu. Nous avons eu envie de concilier les deux en allant à la rencontre de personnes en situations de handicap pas juste dans le cadre du concert, mais sur leur lieu de travail. »
Objectif final ? La réalisation d’un clip musical pour Café Joyeux, auquel participeront les musiciens du Concert de la Loge et les équipiers, et dont le tournage s’étalera entre décembre et février. « Nous l’avons imaginé comme une comédie musicale, avec des allers-retours entre la salle et les cuisines », détaille David Joignaux. « Au-delà du clip, on espère leur apporter des perspectives en termes d’écoute, de coordination, de concentration… », explique de son côté Chauvin. Qui précise que ce n’est pas à sens unique : « On apprend aussi beaucoup à leur contact. Ils nous obligent à sortir de notre tour d’ivoire. Et on retrouve grâce à leur enthousiasme et leur spontanéité un rapport intuitif à l’émotion, qui nous fait nous souvenir pourquoi nous faisons ce métier. Sans compter qu’ils ont souvent une meilleure écoute que certains spectateurs d’aujourd’hui, dont le téléphone est toujours à portée de main », lâche-t-il en riant.
"On a aujourd’hui des exemples d’artistes qui ont réussi à briser le plafond de verre. Mais cela reste extrêmement rare, et les handicaps sont trop souvent dans l’angle mort des formations"
Julien Chauvin
Confirmation auprès d’Antoine Derivry. Cet ancien manager d’une dizaine d’enseignes de Café Joyeux connaît bien les équipiers. « Depuis qu’ils ont commencé ces ateliers, on a observé une évolution, acquiesce-t-il. Jacinthe se montre beaucoup plus à l’aise pour le service en salle. De même, Rodolphe, qui est assez sensible à son environnement, s’est beaucoup ouvert, et a gagné en autonomie. » Apprendre à s’écouter leur a aussi permis de nouer de belles complicités. Comme entre Rodolphe et Jacinthe. « Lui et moi on rigole bien au travail », confirme cette dernière. Passionnée par le chant et la danse, celle qui, de son propre aveu, écoutait déjà un peu d’opéra et de chanson française avec sa sœur avoue qu’elle se verrait bien poursuivre l’apprentissage de la musique.
Car c’est bien là l’une des préoccupations grandissantes du monde classique : ne pas se contenter de rendre les concerts, ou l’opéra, plus accessibles aux personnes en situations de handicap, mais œuvrer à mieux les intégrer dans l’initiation à la pratique amateur, comme dans la pratique professionnelle. « On a aujourd’hui des exemples d’artistes (comme la harpiste Anja Linder, le baryton Thomas Quasthoff ou le corniste Felix Klieser, NDLR) qui ont réussi à briser le plafond de verre, concède Julien Chauvin. Mais cela reste extrêmement rare, et les handicaps moteurs ou physiques sont trop souvent dans l’angle mort des formations. Même si les choses tendent à évoluer. »
Ce que confirme François Martin, à la Philharmonie de Paris. « La réflexion sur l’accessibilité des personnes en situation de handicap remonte à plusieurs années, rappelle l’adjoint à la direction des relations avec le public. L’une de nos premières mesures était les visites adaptées du Musée de la musique et les livrets Falc (facile à lire et à comprendre), pour les collections permanentes et nos expositions temporaires ou la Philharmonie des enfants. Très vite, cela s’est étendu aux ateliers de pratique musicale, avec des dispositifs inclusifs comme les expériences vibratoires. Finalement, ce qui est arrivé en dernier, c’est le concert. »
Depuis 2021, la Philharmonie a en effet intégré le dispositif Relax, qui permet sur certains concerts d’accueillir, grâce à des « safe zones » où ils peuvent se réfugier si les émotions musicales sont trop fortes, des spectateurs qui...