
Confrontés à une grande concurrence et à la précarité, de nombreux jeunes artistes sont contraints d’abandonner leur vocation après quelques années de galère. Ils finissent par choisir des métiers plus stables, parfois avec un sentiment de renoncement douloureux.
C’est une fracture au genou qui a tout précipité. Immobilisée après un accident, Daphné (qui a préféré taire son nom de famille) se retrouve le bec dans l’eau. Depuis quatre ans, cette jeune diplômée d’un master en ingénierie culturelle, formée aussi comme comédienne, s’échinait à se faire une place dans le monde du spectacle vivant, tant sur les planches qu’en coulisses. Mais, alors que sa blessure l’oblige à mettre à l’arrêt ses projets, l’artiste se rend compte qu’elle ne peut prétendre à aucune aide financière. La précarité des années précédentes l’avait amenée à enchaîner des contrats « trop courts pour déclencher du chômage », et sous des régimes tous différents ne lui ayant pas permis de bénéficier du système de l’intermittence.
« J’ai eu un coup de stress. J’ai compris que, si mon corps ne pouvait pas suivre, je n’avais aucune sécurité, raconte Daphné, 35 ans aujourd’hui. Je me souviens m’être regardée aller en répétition avec mes béquilles, pour continuer à faire acte de présence car c’est “marche ou crève” dans ce secteur. Là, je me suis dit : tu ne peux pas continuer comme ça. »
En 2018, elle prend alors la décision de se reconvertir. Elle opte pour une formation intensive de six mois en informatique, pour devenir développeuse logiciel. « C’était le grand écart, mais j’y voyais la promesse d’une forte employabilité, de ne plus avoir à soulever des montagnes pour un pauvre job mal payé. » Elle découvre avec soulagement la stabilité et le confort d’un salaire d’environ 45 000 euros brut annuels. Après avoir décroché un CDI comme consultante dans le secteur bancaire, elle a même acheté un appartement, à Pantin (Seine-Saint-Denis). « Je n’aurais jamais pu en restant dans la culture », dit-elle.
Pour autant, des années plus tard, une certaine « frustration » ne l’a pas quittée. Au départ, elle a bien continué à mener des projets avec sa compagnie de théâtre, en prenant du temps sur ses vacances ou ses soirées. Trop fatiguée, elle a dû ralentir. « Mais tous les matins, au boulot, je laisse ma créativité à la porte, et cela commence à me peser », confie Daphné.
Rabotage des budgets
Confrontés à une grande concurrence et à une vive précarité, de nombreux jeunes artistes sont contraints de renoncer à leurs rêves de scène et de création au bout de quelques années. « Dix ans après une formation artistique, une grande majorité des personnes a déjà cessé d’exercer dans ce secteur, constate dans ses travaux la sociologue Marie Buscatto, spécialiste de l’insertion dans l’art. Cela peut être parce qu’elles ne sont pas suffisamment insérées, mais aussi car elles n’y ont pas trouvé leur compte : l’idéal artistique s’érode ; les contraintes physiques, psychologiques et les faibles revenus deviennent trop lourds. »
Dans le théâtre, l’insertion s’avère plutôt satisfaisante quatre ans après la sortie d’une formation supérieure diplômante, grâce au développement de dispositifs destinés aux jeunes acteurs. Mais les possibilités d’emploi s’affaissent considérablement les années suivantes, encourageant les changements de voie, pointe une enquête menée en 2021 par l’Association des centres dramatiques nationaux. Et pour ceux qui restent en activité, le revenu annuel moyen d’un professionnel de la culture s’élève à 19 500 euros net (inférieur de 15 % à l’ensemble des actifs), selon les chiffres de 2022 du ministère de la culture.
« Les jeunes ne tombent pas des nues : la plupart savent à quoi s’attendre et ont été mis en garde », soulève Marie Buscatto. Mais les perspectives professionnelles se resserrent un peu plus, ces dernières années, dans un contexte de rabotage des budgets. Les théâtres et autres lieux culturels doivent se serrer la ceinture et élaguent leur programmation. « On voit des résidences d’artistes menacées, des festivals ne plus avoir suffisamment d’argent. Cela démultiplie les périodes de disette pour tous les artistes, en particulier pour les jeunes entrants, qui ont une assise moins large », observe la sociologue.
Loin de gagner sa vie grâce à son art, Justine Langella, diplômée des Beaux-Arts de Bordeaux, a même dû payer pour pouvoir le pratiquer. Pendant des années après sa sortie d’école, la jeune plasticienne a postulé à de nombreux appels d’offres et à des dizaines de résidences d’art contemporain. « On se retrouvait souvent à 1 000 candidats pour une place », raconte la jeune femme, désormais âgée de 33 ans. Les refus s’enchaînent. Et quand elle est...
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