Hier, en 2005, il faisait pisser des rangées de danseurs sur scène dans The Crying Body, ça choquait l’extrême droite flamande du Vlaams Belang, ça défrisait le Figaro et nous, à Libé, l’on se réjouissait d’imaginer Jan Fabre en flingueur de moral parant les insultes d’un revers de raquette en suçotant calmement son cône glacé sous le cagnard du Festival d’Avignon. Aujourd’hui, la fête est bien finie. Vendredi, le chorégraphe et plasticien flamand, superstar internationale de la danse et du théâtre depuis les années 90, autoproclamé «guerrier de la beauté», a été condamné à dix-huit mois de prison avec sursis par le tribunal correctionnel d’Anvers, au terme d’un procès qui restera historique pour le secteur des arts vivants et déterminant, on l’espère, pour l’évolution du portrait de «l’artiste au travail».
Il était jugé fin mars pour «violence et harcèlement sexuel au travail» à l’encontre de 12 ex-collaboratrices et pour «attentat à la pudeur» contre l’une d’elles. Estimant que l’artiste avait instauré «une culture de la peur» à Troubleyn – sa compagnie de danse anversoise qui compte une quarantaine d’employés fixes –, la procureure avait requis trois ans de prison à l’encontre de l’artiste, qui n’a pas assisté à son procès, et récuse toutes les accusations portées contre lui. Le tribunal a considéré qu’une partie des faits (certains remontant à 2002) étaient prescrits et écarté les accusations de six des onze plaignantes. Le jugement a retenu une agression sexuelle contre l’une des plaignantes, et des violences ou humiliations à l’égard de cinq autres.
«Eviter la récidive»
Jan Fabre fut rattrapé par la vague #MeToo en juin 2018 quand paraissait, dans le magazine néerlandophone Recto:Verso, une lettre co-signée par vingt collaborateurs de l’artiste relatant le climat d’humiliation constante, ciblant particulièrement le corps des femmes, qu’entretiendrait le directeur de Troubleyn. Sous le portrait de l’artiste en champion de l’abus de pouvoir, la peinture d’un milieu artistique ultracompétitif entretenant les rapports de dépendance : «Se faire accepter comme membre de la compagnie est le résultat d’une longue endurance : réussir un long et difficile processus d’audition, en compétition avec des centaines d’autres danseurs donne l’impression d’être «choisi»», pouvait-on lire. Jan Fabre était accusé d’abuser de sa position hégémonique vis-à-vis de jeunes danseuses pour obtenir des faveurs sexuelles. En deux ans, six collaboratrices auraient démissionné en évoquant des cas de harcèlement sexuel ou des phrases lancées par Jan Fabre comme «pas de sexe, pas de solo».
Cette petite phrase, punchline emblématique de l’affaire, fut qualifiée pendant l’audience de «rumeur», de «cancan», par l’avocate de l’artiste, Me Eline Tritsmans, laquelle a admis le «fort caractère» de Fabre, un «anar romantique», selon elle. Au cœur de sa plaidoirie : le consentement donné par les collaborateurs à ces «zones grises» sans lesquelles une œuvre transgressive comme la sienne ne naîtrait pas. La méthode de Fabre, plaidait l’avocate, et comme le rapportait France 24, était «connue de tous» : «Avec cette place essentielle du corps nu, du corps en métamorphose, on vise le vrai épuisement, les vraies émotions […] Il ne s’agit pas ici de mineurs sans défense qui sont abusés mais de femmes fortes, éduquées, qui choisissent d’aller faire de la danse radicale avec Jan Fabre.»
Le tribunal en a donc jugé autrement. Jan Fabre sera privé de ses droits civiques pendant cinq ans. An-Sofie Raes, une des avocates représentant les parties civiles, se disait, vendredi, satisfaite du jugement. «C’est un jalon, aussi pour les autres victimes qui peuvent se demander si un tel comportement est acceptable, rapportait le quotidien belge De Morgen. Ce que mes clients voulaient, c’était éviter la récidive, que Fabre ne se livre plus jamais à de tels comportements envers les jeunes danseurs.» C’est donc une victoire pour les plaignantes reconnues, pour l’une, victime d’agression sexuelle, pour cinq autres, victimes de violences et d’humiliations. C’est également un coup porté, au delà, à une mythologie du travail artistique héritée de l’époque romantique mais encore très opérante dans le milieu – celle qui, exacerbant la certitude chez l’artiste d’un «destin exceptionnel» a pu entraîner dans son sillon un sentiment d’«impunité». Et c’est enfin une manière de poser la question de la séparation de l’artiste et de son œuvre en des termes nouveaux.
Mesures concrètes
Jan Fabre, d’une part, est plasticien, représenté à Paris par la galerie Templon, et il sera bien sûr intéressant d’observer le devenir de ses artefacts dans le circuit public et privé. Mais, plus délicat encore, il est artiste de spectacle vivant, et non un auteur de livres ou un réalisateur de films. Si le spectateur peut toujours choisir de revoir ou non, en conscience, les films de Woody Allen, de Roman Polanski, ceux produits par Harvey Weinstein – ceux, en somme, d’hommes impliqués dans des scandales de violences sexuelles – il faudrait que des danseurs acceptent de remonter sur scène, qu’une compagnie survive financièrement et que des directeurs de théâtre programment à nouveau pour continuer à voir l’œuvre scénique de Jan Fabre. Dans le sillon du procès de l’artiste se pose ainsi la question de la disparition d’un répertoire constitué pendant plus de trente ans, encore jugé hier incontournable dans l’histoire des arts vivants.
Depuis 2018, le créateur s’était fait très discret, il n’accompagnait plus les tournées de ses pièces, et son dernier spectacle en date, The Fluid Force of Love, créé en 2021, fut banni d’une majorité de salles même si certains partenaires (Bonlieu, Scène Nationale d’Annecy, entre autres) attendaient le jugement avant de choisir de cesser ou non toute collaboration. Après une enquête du ministère de la Culture et des Médias, des mesures concrètes avaient été...