
Le patrimoine devrait souder et apaiser, il divise et surexcite à l’heure où droite et gauche orchestrent, chacune à sa manière, le décor et la mémoire de la France, constate Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde », dans sa chronique.
Il n’y a pas plus consensuel que les Journées du patrimoine, qui auront lieu ce week-end partout en France. Et pourtant, jamais la guérilla patrimoniale n’a été aussi intense. Tous les coups sont permis entre la droite et la gauche, chaque camp orchestrant à sa manière le décor et la mémoire de l’Hexagone tout en insultant l’autre. Le patrimoine devrait souder et apaiser, il divise et surexcite. Il est vrai que s’y joue la conquête des esprits et des urnes.
Pour comprendre, il faut revenir aux années Jack Lang, à partir de 1981. Alors ministre de la culture, le socialiste défend d’emblée les artistes vivants et délaisse les pierres mortes, sujet estampillé de droite. Mais il rééquilibre vite son action. En 1984, il crée les Journées du patrimoine, un champ qui fera ensuite consensus pendant trente ans.
C’est la droite et surtout l’extrême droite qui mettent fin à l’armistice à l’aube des années 2020, à partir d’un constat : la création, les artistes, le théâtre ou le cinéma penchent tellement à gauche qu’ils sont perdus à leur cause. C’est sur le terrain de l’histoire, des « grands hommes », du terroir local comme des vestiges nationaux, qu’elles pourront imposer leur magistère moral afin de conquérir le pays.
Laurent Wauquiez, président de la région (Les Républicains) Auvergne-Rhône-Alpes, rêvant d’un spectacle sur la civilisation gauloise, est un symbole de cette ligne. C’est encore plus net au Rassemblement national (RN), qui promet de tripler les crédits du patrimoine, faisant du secteur un marqueur du « redressement moral ».
Les projets pullulent
Ces derniers peuvent compter sur la création massive, depuis cinq ans, de sites et spectacles, immersifs ou avec des figurants, visant à raconter l’histoire de France, ou celle des « illustres » aussi, dans un climat conquérant. Ce n’est pas fini, tant les projets pullulent – le champagne à Reims, les ducs de Bourgogne à Beaune, en Côte-d’Or, Surcouf à Saint-Malo (Ille-et-Vilaine), Jules Verne ou Jeanne d’Arc ailleurs…
Point central, il s’agit d’initiatives privées. Le phénomène est tel, surfant sur l’appétence des Français pour l’histoire, qu’il bouscule la culture d’Etat. La question qui fait monter la température est celle de la couleur politique de ces récits. Pour nombre d’historiens, ils pencheraient vers l’extrême droite, avec pour boussole le Puy du Fou, en Vendée, centre pionnier visité par près de 3 millions de personnes par an, accusé de réduire une nation à ses racines chrétiennes. Les voix indignées pointent aussi le profil très droitier de financeurs, en premier Pierre-Edouard Stérin, qui entend devenir le roi sans dauphin des expositions immersives, mais aussi des fêtes et banquets monstres, partout en France, où l’on fait ripaille dans un esprit terroir – Il est actionnaire de labels visant à les favoriser.
Tous les spectacles financés par Stérin ne sont pas droitiers. Par exemple la Cité immersive viking, dans la ville socialiste de Rouen, ou la Cité des fables, qui vient d’ouvrir près des Champs-Elysées, autour de l’œuvre de La Fontaine. Joliment pédagogique et ludique, cette dernière ne transforme pas le moraliste en réactionnaire.
Non, la polémique a surtout éclaboussé le spectacle « Murmures de la cité », en juillet, à Moulins, ou La Cité de l’histoire, ouverte en 2023 à la Défense (Hauts-de-Seine), dont notre consœur, Roxana Azimi, a relevé les biais et les trous noirs.
Face à ce foisonnement, que fait la gauche culturelle ? Elle hurle. Elle dénonce une offensive de la fachosphère, comme si assister à un spectacle au Puy du Fou faisait illico voter RN. Des élus ont même demandé l’interdiction d’un « Banquet berrichon », fin août, à Bourges, au motif qu’il était organisé par Le Canon français.
Dénoncer des spectacles historiques qui attirent en priorité un public populaire peut être contre-productif. « On ne peut pas se faire aimer du peuple si l’on déteste tout ce qu’il est », a constaté, en 2023, le communiste Ian Brossat, élu de Paris. Il n’est pas évident, non plus, de s’en prendre à des initiatives qui, le plus souvent, ne sont pas financées par de l’argent public. On peut trouver révisionniste et honteux le film Vaincre ou mourir (2023), sur la répression des Vendéens par les révolutionnaires de 1793, mais les producteurs de celui-ci, le Puy du Fou et Vincent Bolloré, font ce qu’ils veulent de leur argent.
Marcher sur un terrain vaseux
Bref, la gauche culturelle devrait surtout écrire et opposer son propre récit national. C’est la position de l’historien Arnaud Fossier, qui vient de demander à des mécènes de financer un Puy du Fou de gauche, où le Moyen Age ne serait plus celui des chevaliers idéalisés.
Mais cet appel, déjà formulé en 2022, a peu de chances d’être entendu. Parce que la gauche culturelle goûte peu les kermesses naturalistes et les fiestas pompières ni les parcs d’attractions, encore moins le folklore (s’habiller en ménestrel n’est pas son truc). Et puis penser à une esthétique de l’identité nationale, c’est pour beaucoup marcher sur un terrain vaseux.
L’historien Patrick Boucheron, il faut le saluer, est un des rares à affronter le sujet, lui qui, dès 2017 et à la demande de la Fondation Jean Jaurès, a réfléchi à un « récit national pour la gauche ». Il s’évertue à se réapproprier un concept qu’elle a déserté (comme la laïcité), alors qu’elle l’a forgé avec Jules Michelet au XIXe siècle, autour de mythes républicains et anticléricaux.
Le même Boucheron est le meilleur héritier de la France plurielle, orchestrée avec génie par l’artiste Jean-Paul Goude, avec son défilé métissé sur les Champs-Elysées, en 1989, pour le bicentenaire de la Révolution française. Boucheron a actualisé ce défilé avec le metteur en scène Thomas Jolly pour la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, à Paris, en 2024. Boucheron ne s’arrête plus puisqu’il sera au générique, à l’été 2027, d’un son et lumière consacré à l’histoire « mondiale » de France au château de Chambord (Loir-et-Cher).
Reste que la droite dure a une longueur d’avance dans la bataille patrimoniale. Elle n’a pas d’état d’âme, aime le...
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