
Alors que débute la 79e édition du Festival d’Avignon, le monde artistique, sous les coups de boutoir budgétaires et politiques, semble sonné. Que peut la culture – et singulièrement le théâtre – par temps de crise ? Éléments de réponse en huit leçons et un ouvrage.
DansDans la cinquième des huit détonnantes et enthousiasmantes leçons qu’il a données au Collège de France en ce début d’année 2025, le metteur en scène Wajdi Mouawad revient sur la révolution scénographique, narrative et dialogique mise en œuvre par Sophocle (495-406 avant notre ère) lorsqu’il écrit sa pièce Antigone.
Alors que la norme voulait que les personnages soient incarnés par un même comédien, tels Héraclès et sa femme Déjanire dans Les Trachiniennes – ce qui interdisait de fait certains échanges entre personnages –, Sophocle introduit un comédien supplémentaire dans la représentation.
Cela lui permet d’écrire les fameuses scènes de confrontation entre Créon, incarnation du pouvoir, et Antigone, emblème de la révolte. Les versions précédentes de la tragédie attendaient, jusque-là, qu’Antigone meure pour faire entrer en scène Créon, puisque les deux personnages étaient encore joués par le même acteur.
« Si Sophocle a pu offrir au monde un des plus grands textes jamais écrits à travers lequel des centaines de millions de personnes se reconnaissent encore aujourd’hui, commente Wajdi Mouawad, ce n’est pas simplement grâce à son esprit et à son talent, mais à ce rajout d’un acteur supplémentaire. Cet acteur supplémentaire permet la rencontre. »
Avant d’ajouter : « Nous ignorons aujourd’hui tout du cadre budgétaire dans lequel les productions se passaient à l’époque. Mais il est aisé d’imaginer le tenant de la bourse des spectacles – l’administrateur en quelque sorte – rouspéter devant cette décision. Les Athéniens étaient extrêmement procéduriers. Le budget initial pour le spectacle était prévu pour deux comédiens et ce budget a sans doute explosé. »
Tissant des liens entre les millénaires, Wajdi Mouawad ajoute encore : « Au bureau de production de l’époque, cela a dû paraître aussi extravagant de faire entrer un acteur supplémentaire que lorsque Roméo Castelluci a offert dans la Cour d’honneur du Palais des papes son spectacle Inferno d’après Dante sans qu’aucune parole ou presque ne soit prononcée ou lorsque Denis Marleau, dans Les Aveugles de Maeterlinck, a donné à voir un spectacle sans comédiens. »
La révolution à la fois artistique et politique que fut l’Antigone de Sophocle et l’intemporalité que le texte a acquise doivent donc être inscrites dans la matérialité, notamment financière, de sa production.
Une leçon qui résonne particulièrement alors que s’ouvre, du 5 au 26 juillet, le Festival d’Avignon, version in avec un programme centré sur la langue arabe et version off avec plus de 1 700 spectacles, dans un moment inédit de fragilisation budgétaire et politique du théâtre.
Un écosystème mal en point
La « cartocrise » contributive et évolutive, lancée fin mars dernier pour identifier les organisations culturelles touchées par des diminutions du soutien public en 2025, montre que le spectacle vivant est le plus violemment touché, et que les structures plus petites, ne bénéficiant pas de label national, sont les plus fragilisées.
Mais c’est tout l’écosystème du théâtre français qui est mal en point, comme l’atteste la situation inédite où pas moins de quatre directeurs de scènes nationales – qui demeurent les lieux les mieux lotis du théâtre français – ont récemment choisi de mettre un terme prématurément à leur mandat : Stéphane Braunschweig au Théâtre de l’Odéon, Wajdi Mouawad au Théâtre de la Colline, Jean Bellorini au TNP de Villeurbanne et Galin Stoev au Théâtre de la Cité à Toulouse.
L’absence de perturbation sociale importante en amont du rendez-vous constituant la plus grande manifestation théâtrale au monde – comme ce fut le cas en 2003 avec l’annulation du Festival d’Avignon dans un contexte de grève des artistes et technicien·nes autour du statut d’intermittent·e, ou en 2014 dans un contexte alors délétère de rivalité entre le in et le off, ou plus récemment encore en sortie de covid – n’est pas un signe de bonne santé du secteur.
Tout au contraire. Cette absence de mobilisation signale d’abord l’éclatement statutaire du monde de la culture en général, et du spectacle vivant en particulier, qui rend la protestation collective difficile.
Joue aussi la crainte de nombre de technicien·nes et d’artistes de se priver de la possibilité de faire, pendant les festivals de l’été, leurs heures d’intermittence sur fond de réduction drastique du nombre de créations, voire de fermeture annoncée de certains lieux emblématiques, à l’instar du Théâtre de l’Échangeur à Bagnolet, mis en péril par les coupes budgétaires de la direction des affaires culturelles (Drac) Île-de-France (baisse de 80 000 euros de subvention en deux ans) et du conseil départemental de Seine-Saint-Denis (baisse de 15 000 euros en 2025).
À l’aune de ce moment où c’est d’abord à travers les décisions des exécutifs territoriaux que se formule un « plan social » massif en forme de punition idéologique pour le monde de la culture, la nouvelle édition (chez Apogée) de l’ouvrage de Jean-Michel Le Boulanger, actuel président du festival Étonnants Voyageurs et ancien vice-président du conseil régional de Bretagne chargé de la culture, est utile.
Même si l’on n’est pas nécessairement emporté par le registre lyrique de son auteur et si l’on constate qu’il est toujours difficile de formuler des alternatives concrètes face au...
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