
ENQUÊTE - La Corde, La Petite Boutique des horreurs, Le Cercle des poètes disparus… Créations ou reprises, les adaptations de films sur les planches sont nombreuses en cette rentrée. L’occasion de se pencher sur la motivation des metteurs en scène.
N’en déplaise à quelques cinéphiles, La Corde (1948) est un navet. Ce n’est pas parce qu’il est signé Hitchcock que ce film doit être aveuglément considéré comme une œuvre essentielle. Les grands maîtres n’échappent pas au ratage, c’est plutôt rassurant. Mais La Corde fut d’abord une pièce (Rope), écrite en 1928 par le Britannique Patrick Hamilton, et elle est mise en scène pour la première fois en France par Guy-Pierre Couleau au Studio Marigny (à partir du 24 septembre).
Le metteur en scène a eu raison de ne pas se fier à la version hitchcockienne. Il lui fallait partir sur de bonnes bases, revenir à la pièce de Hamilton, plus consistante. Guy-Pierre Couleau est l’un des seuls à avoir découvert La Corde par la lecture de la pièce et non par le film d’Alfred Hitchcock. Cette tragicomédie farcesque a été adaptée « à la mode française » par Lilou Fogli et Julien Lambroschini. Ils l’ont située en 1954. Cette date n’est pas innocente puisque le personnage principal, le professeur de philosophie Emile Cadell – Grégori Derangère dans la pièce et James Stewart dans le film -, revient d’Algérie où le conflit s’envenime. Cela change un jeune homme.
«J’espère qu’ils oublieront le film»
Le film, Guy-Pierre Couleau l’a vu après : « Il m’a un peu moins fait vibrer que la pièce, qui m’a créé un imaginaire. Ce sont surtout les thèmes qui m’ont intéressé : le suprématisme, c’est-à-dire ces gens qui se croient supérieurs aux autres. La question, au fond, est celle de l’humanité et, bien sûr, le meurtre gratuit. Quand j’ai vu le film, j’ai trouvé que ces thèmes étaient moins apparents. »
Ainsi la version française ferait écho avec la violence de notre monde. « La philosophie de Nietzsche que le professeur a enseignée aux deux meurtriers semble avoir été mal assimilée, ajoute le metteur en scène. Nietzsche propose surtout qu’on s’élève soi-même. C’est peut-être une version très positive de la philosophie nietzschéenne mais les assassins d’Antoine comprennent le contraire. » Il poursuit : « Je n’ai pas voulu appuyer sur leur relation homosexuelle car on s’en fiche un peu. Dans la pièce - tirée d’un véritable fait divers -, cette relation est en filigrane mais cela m’a paru un peu indécent d’insister sur le fait que ce sont des criminels et des homosexuels. » L’important est de créer le suspense et le malaise. Louis, l’étrangleur, avec la complicité de son ami Gabriel, se pensent supérieurs et croient qu’ils ont un « permis de tuer ».
"J’avais envie de mettre en scène ce qui est écrit. Je n’ai pas du tout pensé au film"
Guy-Pierre Couleau
La référence au film ne fut donc pas un problème. « J’avais envie de mettre en scène ce qui est écrit. Je n’ai pas du tout pensé au film, confie Guy-Pierre Couleau. J’aime bien James Stewart , mais je le trouve trop rapidement soupçonneux. Dans tous les plans, il fronce les sourcils. La direction d’acteur de Hitchcock était un peu grossière. Je me suis dit : “Je n’ai pas envie de faire ça.” En ce sens, le film m’a influencé modestement dans ce qu’il ne fallait pas faire. »
Certains spectateurs viendront sans doute voir la pièce parce qu’ils connaissent le film. « Tant mieux, se réjouit Couleau. Mais sur la scène, ils revisiteront l’histoire et j’espère qu’ils oublieront le film, car l’adaptation française amène d’autres références et on entend l’histoire autrement. Il y a trois genres dans cette pièce : le Grand Guignol, le suspense genre polar noir américain et le vaudeville dans sa mécanique implacable. » C’est « courtelino-shakesperien » avait déclaré Marguerite Duras à propos des Mains sales. Pour une fois, elle n’avait pas complètement tort.
Les difficultés d’une bonne adaptation
Gérald Sibleyras, lui, a adapté Le Cercle des poètes disparus, écrit par Tom Schulman pour le film oscarisé de Peter Weir avec Robin Williams (1989). Un film devenu culte. Créé il y a un an et demi, le spectacle a reçu deux Molières : celui du metteur en scène pour Olivier Solivérès et celui de la révélation masculine pour Ethan Oliel. Il est repris au Théâtre libre, à Paris (avec Stéphane Freiss en alternance avec Xavier Gallais, jusqu’au 26 octobre puis en tournée). « L’engouement du public a dépassé toutes nos espérances. Plusieurs générations vont le voir, se réjouit Gérald Sibleyras. Il y a peut-être une nostalgie de l’école autrefois, la dualité entre le refus de l’autorité et en même temps l’idée qu’elle est nécessaire, le discours sur la liberté qui n’est pas naturelle, rousseauiste, mais s’acquiert. »
Celui qui a déjà adapté La Garçonnière et Sept ans de réflexion se souvient qu’au départ, personne ne croyait à ce projet « à part le metteur en scène Olivier Solivérès. Nous avons mis sept ans pour le monter. Aucun acteur ne voulait se lancer. Les stars craignaient d’être comparées à Robin Williams. J’ai l’impression que plus un projet attend, moins il intéresse », commente-t-il. Il se souvient que l’adaptation de Tom Schulman, mise en scène à Broadway il y a une dizaine d’années, a été un échec.
"Pour moi, le message “carpe diem” est un message soixante-huitard idiot : on fait ce qu’on veut quand on veut. Je l’ai orienté sur la liberté que l’on acquiert en travaillant"
Gérald Sibleyras, metteur en scène du « Cercle des poètes disparus »
Celle de Gérald Sibleyras a enchanté Tom Schulman. Le producteur Jean-Marc Dumontet lui avait demandé de l’adapter en deux ou trois mois. « J’ai dû couper, triturer… L’histoire est tragique, le jeune garçon se suicide. J’ai ajouté des choses comme le cours de philosophie sur Nietzsche, précise-t-il. Pour moi, le message “carpe diem” est un message soixante-huitard idiot : on fait ce qu’on veut quand on veut. Je l’ai orienté sur la liberté que l’on acquiert en travaillant. » Avec son accord, Olivier Solivérès a notamment supprimé un monologue dit après la mort de l’élève.
« Je comprends pourquoi on cherche des films pour le théâtre et ça ne va pas s’arrêter, lance Gérald Sibleyras. Les bonnes histoires valent de l’or, il est très difficile d’en trouver et le cinéma a très vite été créatif. » Inversement, le septième art a fait son marché dans les salles de théâtre. Ainsi, sa pièce Mon jour de chance, coécrite avec Patrick Haudecœur, sera montée en anglais à Londres sous le titre My Lucky Days (2026) et transposée à l’écran. Gérald Sibleyras écrit en ce moment le scénario - comme il l’a déjà fait avec Berlin Berlin. Jean-Pierre Bacri et Agnès Jaoui avaient eux-mêmes créé Un air de famille pour le théâtre avant de l’adapter à l’écran (1996) (dès le 19 septembre à la Divine Comédie).
«Notre but est de divertir»
Valérie Lesort, elle, remonte La Petite Boutique des horreurs au Théâtre de la Porte-Saint-Martin (jusqu’au 12 octobre) après sa création en 2022 à l’Opéra Comique. La metteuse en scène plasticienne fut marquée par le musical Billy Elliot à Londres : « Ce n’est pas un hasard si le cabaret, les pièces de théâtre et les comédies musicales reviennent à la mode. Ces spectacles font du bien et donnent de la joie. Les gens en ont besoin. On les distrait et on dit des choses. » Elle a de nouveau travaillé avec son alter ego Christian Hecq. Ensemble, ils avaient adapté La Mouche en 2020, d’après le...
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