
Pendant dix jours, la biennale a rassemblé amateurs et curieux venus du monde entier pour découvrir une riche mosaïque de spectacles, explorant des thèmes et des formes artistiques à la fois variés et surprenants, que ce soit dans le In ou le Off, en salle ou dans les rues.
Tous les deux ans, Charleville-Mézières devient la capitale d'un art trop souvent relégué à l'enfance : la marionnette. Dix jours durant, la ville se transforme en un immense plateau à ciel ouvert, où les places s'animent de castelets et où d'imposantes figures articulées croisent les passants. Mais derrière la fête populaire, le Festival mondial des théâtres de marionnettes rappelle une vérité essentielle : cet art n'a jamais été neutre, ni marginale.
De Guignol, qui tournait en dérision les puissants au XIXe siècle, aux créations contemporaines qui explorent les fractures de la société, la marionnette s'impose comme un langage politique et poétique. Cette édition le prouve avec force : trois spectacles du In abordent de front l'isolement adolescent, le post-partum et la crise de l'hôpital psychiatrique. Trois mises en scène pour interroger nos fragilités, trois façons d'utiliser le théâtre de marionnettes comme un miroir du monde.
L'isolement d'une ado
Avec Dans mon foutu zoo, le collectif Le printemps du machiniste installe Didi, adolescente en bois grandeur nature, au centre d'un univers hybride. Le sol recouvert de terre, les projections animées et les jeux de lumière créent une atmosphère à la fois réaliste et onirique. Didi se replie sur elle-même, fume de l'intérieur et plonge peu à peu dans un monde aquatique protecteur. Dans la salle, le silence est immédiat : respirations retenues, frôlements de chaises, murmures inquiets. "Ça me rappelle ma fille quand elle était ado", souffle une spectatrice, fascinée par la précision des gestes et l'émotion portée par la marionnette. Encapuchonnée dans son sweat jaune, Didi traverse une forêt mi-réelle, mi-numérique, où chaque rencontre – avec un oiseau jaune qui meurt pour signaler le danger ou un poisson rouge géant rappelant Alice de Lewis Carroll – devient un miroir de son monde intérieur. Les mouvements de la marionnette, intimement liés à ceux de la comédienne (son "soi", sa seule amie) qui la manipule, effacent la frontière entre bois et chair, rendant tangible l'intériorité fragile d'une adolescence en retrait.
Parallèlement, sur le côté droit de la scène, un studio pirate avec un présentateur, recueille les témoignages du public, transformant le silence en parole autour de la question centrale : "Quelle est la bonne distance entre moi et le monde ?". Les spectateurs, suspendus à l'action, perçoivent le repli de Didi et les voix de personnages que l'on croit réels livrent au public leurs questions existentielles. Sonia qui travaille dans un lycée confie : "C'est fort, ça montre bien ce que les ados peuvent ressentir dans cet enfermement. On voit un peu l'intérieur de leur tête." Eliott, étudiant, ajoute : "Dans ma tête, la marionnette, c'était Guignol, mais là, j'ai pris une claque." Les applaudissements viennent tardivement, hésitants, après ce voyage intime. Entre bois, projections, terre et voix humaine, Dans mon foutu zoo transforme la marionnette en miroir vivant : fragile, troublante, capable de révéler les émotions silencieuses et d'interroger la relation intime de chacun avec le monde. Mais comme à la fin de chaque éclipse qu'attend cette adolescente, la lumière finit toujours par revenir.
Après une naissance
Dans Post Party, Alice Chéné explore sans filtre le post-partum, cette période après l'accouchement où le corps et l'esprit d'une mère sont bouleversés par les hormones, l'épuisement et parfois la dépression. La pièce se déroule dans un huis clos intime, celui d'une chambre où chaque objet, chaque jouet participe à l'atmosphère à la fois étouffante et tendre. Tantôt maman dépassée, tantôt fan de Céline Dion, tantôt Madone, Alice Chéné montre toutes les facettes d'une femme qui a le droit de ne plus pouvoir tout contrôler.
Sa marionnette dialogue avec un petit Elmo (Sesame Street), compagnon absurde et tendre, révélant le contraste entre l'amour inconditionnel pour son bébé et le poids des rôles imposés. La pièce suit 24 heures dans la vie d'une mère en post-partum : la chute hormonale, les douleurs de l'accouchement, la solitude, les pleurs et la joie, mais aussi la nécessité de cacher tout cela pour rester au top du concours de la meilleure mère. Témoignages de femmes de tous horizons, de l'inconnue à la sportive Laure Manaudou, rythment le récit et soulignent la dimension universelle de cette expérience.
Et comme tout sujet de société, il concerne et la salle réagit vivement. Liliane, 64 ans, rit de reconnaissance en se tournant vers sa voisine : "Ah ben là, on se reconnaît ! C'est tout à fait ça !" Philippe, 47 ans, se dit bouleversé : "Je ne suis pas une femme, je ne vivrai jamais ça, mais c'est saisissant." Ces réactions reflètent l'effet du spectacle : un mélange de gêne, d'émotion et d'identification, qui dépasse les clivages de genre ou de génération. Le post-partum est présenté comme une gueule de bois qui serait plus honteuse que les autres. Rêverie, rage, tendresse, humour et absurde se mêlent dans ce portrait bouleversant d'une femme qui tente de vivre pleinement sa maternité tout en préservant sa liberté et en affirmant que non, tout ne va pas toujours, et qu'elle ne souhaite pas endosser tous les rôles à la fois. L'émotion culmine sur À la gloire des femmes en deuil de Mathilde, hymne final qui résonne comme un hommage vibrant aux mères confrontées à l'intensité des charges qui pèsent sur les femmes, laissant le spectateur secoué mais profondément touché.
L'hôpital psychiatrique en scène
La compagnie française Blick Theatre présente Enfin, Se Krisis, un triptyque ambitieux qui explore le service public et ses tensions. Le second volet, Pro Bono Publico, plonge le spectateur dans les hôpitaux psychiatriques français. La scène devient un territoire hybride : théâtre de marionnettes, performance plastique et installation en direct. Dans un espace inspiré par l'art brut et sans cesse transfiguré par un plasticien exalté, papier froissé ou rouleau de carton deviennent personnages, corps ou instruments sonores.
Comédiens et marionnettes incarnent l'ordre et le chaos, mémoire et création, donnant forme au désordre autant qu'ils tentent d'ordonner la pensée. Chaque froissement de papier traduit fragilité, résistance ou...
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