
« Un monde de pirates » (5/5). Premier secteur culturel touché par le piratage massif, l’industrie musicale a trouvé, avec le streaming payant, une parade efficace. Une évolution à laquelle certains internautes restent tout de même réfractaires.
Le piratage, contrairement au vélo, ça s’oublie. Et assez vite, en général. Durant son adolescence, dans les années 2000, David, 37 ans, a fait partie de ceux qui téléchargeaient illégalement de la musique à l’aide de logiciels comme eMule ou Kazaa. Pourtant, début 2025, quand il a cherché un moyen de récupérer gratuitement quelques morceaux de musique à glisser dans l’enceinte pour enfant de son fils de 2 ans, il a dû repartir de zéro. Où télécharger ? Comment ? Auprès de qui ?
Ce chargé des relations clients, qui n’a pas souhaité donner son nom, comme d’autres personnes interrogées, écume alors Internet plusieurs jours durant. Le salut, laborieux, viendra d’un message laissé par un autre parent un peu geek, découvert au détour d’un forum consacré à l’appareil en question – celui-ci y explique le b.a.-ba du « ripping », une technique de piratage très populaire (environ 50 % de la musique piratée en France l’est ainsi, selon l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle, l’EUIPO), qui permet de « piquer » un son ou une musique trouvés sur une plateforme légale.
Maxime a le même âge que David. Comme lui, il s’est mis à télécharger massivement à l’adolescence. Mais, contrairement à ce dernier, il n’a jamais arrêté. Chaque semaine, il sélectionne des albums mis en ligne par d’autres usagers sur des sites pirates aux allures de catalogue, pour ensuite les récupérer sur son ordinateur. Il n’a jamais migré vers les plateformes de streaming légales payantes (ou financées par la publicité), ces Spotify, Deezer ou YouTube qui sont désormais l’une des façons les plus répandues de consommer de la musique.
Ce Wallon, doctorant en information et communication dans une université belge, se sent ainsi à contre-courant, « un peu vintage ». Et ce n’est pas qu’une impression : d’après les estimations de l’EUIPO, la consommation de musique piratée a diminué de 75 % entre 2017 et 2023. Cette même année 2023, sur les 41 % des Français déclarant consommer de la musique sur Internet, seuls 5 % pirataient, selon l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom).
En parallèle, alors que le piratage avait causé l’effondrement de la vente de CD, faisant passer le chiffre d’affaires de l’industrie de 21,9 milliards de dollars (19 milliards d’euros) en 1999 à 12,9 milliards de dollars (11 milliards d’euros) en 2014, d’après le bilan 2025 de la Fédération internationale de l’industrie phonographique, la diffusion légale de musique sur Internet a permis au secteur de renouer avec la croissance. Il peut se targuer aujourd’hui d’un chiffre d’affaires de 25 milliards d’euros – imputable à hauteur de 68 % au streaming.
« A l’ancienne »
Dans un monde où il est considéré comme « vieille école » d’écouter de la musique comme au début des années 2000, Maxime est un audiophile « à l’ancienne ». Ses ressorts personnels sont les mêmes que chez un collectionneur de disques : il aime posséder ses enregistrements, et tant pis si c’est sous la forme de fichiers informatiques stockés sur un disque dur plutôt que de galettes de vinyle alignées sur des étagères.
Au fil des ans, il s’est ainsi constitué une collection colossale, une tâche qui pourrait sembler vaine, quand chaque album est gratuit, téléchargeable en quelques clics. Il a entreposé sur ses disques durs plus d’un téraoctet de musique, l’équivalent de sept mille cinq cents heures d’écoute ininterrompue, soit plus de trois cents jours. Il y a pourtant un risque : se laisser déborder par cet afflux. Alors, certains soirs, ce père de famille s’assied devant son écran et classe méticuleusement ses MP3.
Pour lui, tout cela n’a rien d’une corvée. Au contraire, il affectionne ces moments de calme qui lui « vident la tête ». Ainsi, au moins, les albums (la moitié environ) qu’il a « écoutés, validés, tagués, triés » sont bien rangés dans des dossiers idoines, les titres des morceaux renseignés, les années de sortie vérifiées, les pochettes téléchargées. Et puis, il y a l’autre répertoire, celui intitulé « Musiques à télécharger ». Là s’accumulent les disques à écouter, à sélectionner, à ranger. Une tâche sisyphéenne : chaque semaine, des nouveautés viennent remplacer les quelques disques qu’il a réussi à indexer. Autant dire que Maxime possède certainement plus de musique qu’il ne pourra jamais en écouter.
Yannick, lui, a une collection « en dur », des étagères de vrais disques, vinyles ou compacts. Sauf que celle-ci comporte des trous, il y manque des albums assez « niches » de musique traditionnelle française, scandinave, britannique ou québécoise que même les disquaires spécialisés n’ont pas dans leurs rayonnages et qui, pour certains, seraient trop chers à faire importer.
Pour ce musicien auvergnat de 38 ans, le piratage ne remplace pas l’achat de disques, il le complète en cas de besoin. Yannick a bien tenté de dénicher ces raretés sur des plateformes de streaming légal – chou blanc. Depuis une dizaine d’années, il trouve plutôt son bonheur sur Soulseek, une plateforme de téléchargement à l’interface vieillissante, et...
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