Les cas de l’écrivain italien Paolo Nori et du photographe installé à Moscou Alexander Gronsky illustrent les paradoxes et limites d’un boycott généralisé.
Il s’agit d’un «malentendu». L’université Milano-Bicocca, une des plus prestigieuses d’Italie, l’assure : elle n’a jamais voulu rayer Dostoïevski de son programme ni des rayons des bibliothèques occidentales. S’il a été demandé par mail à l’écrivain, traducteur et professeur de littérature Paolo Nori de «reporter» son cours sur l’auteur russe, c’était pour éviter «toute forme de polémique, notamment interne, dans ce moment de forte tension» et simplement pour prendre le temps d’«ajouter» au programme des auteurs ukrainiens. Une sorte d’équilibre littéraire en temps de guerre, justifiait donc le rectorat. Est-ce bien la peine de crier à la censure ? Pour Paolo Nori, oui. Dans une vidéo postée sur Instagram le 1er mars et devenue, depuis, virale, celui qui publiait l’an dernier un ouvrage au titre étrangement à propos – Ça saigne encore. L’incroyable vie de Fiodor Dostoïevski – faisait part de sa consternation devant le «ridicule» de l’institution milanaise, et s’inquiétait qu’«en Italie, aujourd’hui, être un Russe [soit] considéré comme une faute. Et apparemment, même être un Russe décédé». Et même un Russe condamné à mort en 1849, comme Dostoïevski, pour avoir lu un texte interdit. Face à l’émoi suscité sur les réseaux sociaux et dans la classe politique italienne, volte-face de l’université de Milan dès le lendemain : le cours sera rétabli, le professeur et sa tutelle se rencontreront vite, précisait encore le rectorat, «pour un moment de réflexion». Encore faudrait-il que Paolo Nori accepte d’y donner à nouveau ses cours. Sur Facebook, le professeur paraissait plutôt disposé à boycotter à son tour le boycotteur…
«Soft power» en langue diplomatique
A l’heure où les institutions culturelles occidentales s’interrogent sur les manières de marquer leur soutien aux Ukrainiens, et alors que certaines (le Festival d’Avignon entre autres) estiment au contraire urgent de faire vivre les voix d’une autre Russie émanant de ses artistes dissidents, l’université de Milan est loin d’être la seule à s’interroger sérieusement sur la visibilité à donner au patrimoine culturel russe. Depuis le début de l’offensive, en effet, plusieurs orchestres nationaux d’ex-pays soviétiques – mais aussi de Suisse, notamment (le Théâtre Bienne Soleure) – ont déprogrammé des œuvres de Prokofiev (l’Orchestre national en Slovaquie), de Tchaïkovski (l’Orchestre philharmonique de Zagreb) ou de Moussorgski (Opéra de Varsovie), considérant visiblement qu’ils participaient, non plus de la culture mondiale, mais de la stratégie d’influence poutiniste – son «soft power» en langue diplomatique. Faut-il ici repenser à un autre auteur mort, Samuel Beckett, qui jadis écrivait : «Voilà l’homme tout entier s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable» ? On n’ose rien déduire de ce que ces mêmes institutions pensent du soutien aux artistes russes vivants, même les plus opposants.
Sur le sort des nombreux créateurs russes aujourd’hui menacés par le régime de Poutine et sommés de prendre position, Paolo Nori, lui, a fait connaître sa position. Dans sa vidéo, le professeur mentionnait ce qui apparaît à première vue comme un «cas limite» dans la déferlante d’appels au boycott. Nori évoquait ainsi l’histoire du photographe estonien installé depuis sept ans à Moscou Alexander Gronsky, un artiste de 42 ans notamment encensé pour son travail documentaire autour des paysages suburbains russes et qui devait exposer au festival Fotografia Europea à Reggio Emilia, toujours en Italie. En raison du contexte, le festival choisissait, fin février, d’annuler «Trails in the Ice», l’exposition collective dédiée au pays invité d’honneur de l’événement, la Russie, dans laquelle Gronsky devait présenter des œuvres. Ironie du sort : le 27 février, l’artiste était arrêté à Moscou pour avoir crié «Arrêtez la guerre !» dans une manifestation antigouvernementale.
Marionnette d’un vaste théâtre de l’absurde
La Fondation Palazzo Magnani, organisatrice du festival de Reggio Emilia a tenu, depuis, à préciser sur son site Internet : «Nous rejetons clairement toute accusation de censure culturelle […]. Aucun photographe russe n’a été discriminé en raison de sa nationalité.» L’exposition, insiste-t-elle, était le fruit d’une collaboration institutionnelle pluriannuelle entre la Fondation Palazzo Magnani, la municipalité de Reggio Emilia et le musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg qui appartient directement au pays agresseur. Il semblait donc, selon elle «inopportun» de la maintenir.
Difficile, cependant, d’empêcher Alexander Gronsky d’apparaître en malheureuse marionnette d’un vaste théâtre de l’absurde qui n’a pas fini d’interloquer. Tel est en tout cas...
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