
Après de vifs débats sur l’entrée de la discipline aux Jeux olympiques, le secteur se déchire désormais autour d’une proposition de loi visant à créer un diplôme d’Etat d’enseignant. Un sujet inflammable depuis longtemps qui illustre tensions identitaires et défiance politique.
«C’est une contradiction absolue : nos pratiques ne peuvent pas devenir aussi populaires et rester aussi hors système.» Vous plaisantez, Mathias Rassin ? Les danses hip-hop, «hors système» ? A l’heure où le break figure pour la première fois cette année parmi les disciplines olympiques et aimantent les marques ? Alors que les «danses urbaines» (le terme institutionnel) sont les plus demandées par les élèves des conservatoires ? Alors que des chorégraphes hip-hop dirigent des institutions publiques labellisées par le ministère de la Culture depuis plus de trente ans et que leurs pièces comptent le plus de tournées à l’international ? A l’heure où cette discipline hier underground est partout sauf dans la rue ? Pourtant si, Mathias Rassin, aka B-Boy Thias, danseur depuis plus de quarante ans et directeur pédagogique, persiste : «Aujourd’hui, quand tu enseignes les danses hip-hop, tu es condamné à exercer sous le manteau.»
Aussi curieuse que semble la situation, les enseignants de danses hip-hop n’ont toujours pas acquis le même statut, les mêmes devoirs et les mêmes droits que les enseignants des danses dites académiques. En effet, seuls les professeurs de danse classique, jazz ou contemporain peuvent aujourd’hui obtenir le diplôme d’Etat (DE) niveau Bac +3 établi par la loi de juillet 1989, indispensable pour exercer en conservatoires territoriaux, indispensable aussi pour passer le concours de la fonction publique, en gravir des échelons, bénéficier de ses conditions de promotion et de reconversion, ou pour travailler avec l’éducation nationale, sauf à justifier du statut d’artiste-interprète.
Tentative d’«appropriation» des cultures urbaines
La plupart du temps, les enseignants de danses traditionnelles et populaires, danses de club ou de rue, exercent, eux, en tant qu’autoentrepreneurs, sous contrat court grâce au statut d’«animateur» s’ils ont obtenu le Bafa ou le diplôme d’éducateur sportif. Certains en viennent à passer le DE mais en jazz, d’autres «sont payés au black, rappelle l’Organisation nationale de hip-hop (ON2H). On est toujours contraint de filouter avec les règles et de jouer sur les mots. Par exemple, beaucoup de responsables pédagogiques peuvent l’être parce qu’ils sont parallèlement chorégraphes. Mais juste prof, le statut n’existe pas !» La situation pourrait bientôt changer, à la faveur d’une proposition de loi déposée en avril et portée par les députées Fabienne Colboc (Renaissance) et Valérie Bazin-Malgras (Les Républicains). Tardive mais nécessaire réparation d’une injustice ?
Pas pour ces quelque 140 professionnels du dancehall, waacking, voguing, danses hip-hop, caribéennes ou afro-descendantes, qui estiment que cette réforme du diplôme d’Etat relève du pillage culturel. Signataires d’une tribune circulant depuis quatre mois accompagnée d’une pétition réunissant 5 000 signataires, ils tentent de mobiliser le secteur contre un texte visant à «imposer aux enseignants de toutes danses de détenir un diplôme d’Etat, sans lequel ils ou elles pourront être sanctionnés au paiement d’une amende allant jusqu’à 15 000 euros et d’une fermeture administrative des locaux». La directrice de l’école de dancehall NSA, Mylana Malbert – à l’initiative du collectif «Non à la loi 1149» aux côtés de la danseuse et chercheuse Ambre Thieffry ou la juriste Céline Le Phat Vinh –, dénonçait dans une vidéo la tentative d’«appropriation» des cultures urbaines «par le gouvernement français», dont le seul intérêt serait, avancent d’autres, de «taxer» le secteur. Leur compte Instagram diffuse des vidéos personnifiant le DE sous les traits de Dark Vador et remercie entre autres Rokhaya Diallo qui, en décembre, dans une tribune parue dans le Washington Post, appelait les acteurs du hip-hop à retourner aux racines de leur histoire en France. Le collectif organise du 11 au 23 février des «Assises du hip-hop» sur le sujet.
Dans leur réquisitoire contre la réforme, ses détracteurs rappellent : «Nos danses se sont développées hors des circuits institutionnels, bien souvent par des communautés stigmatisées et rejetées de ces circuits (personnes racisées, pauvres, queer, etc.).» Transmises pendant des dizaines d’années «sans avoir besoin de hiérarchie ou de norme légiférée», par reconnaissance des pairs pratiquant dans les battles, soirées, clubs, selon des usages d’«autogestion des activités, luttes et économies», ces pratiques n’auraient «jamais eu besoin du système institutionnel». En outre, ce diplôme valoriserait la seule dimension technique au détriment de l’implication des acteurs au sein des communautés underground. Ainsi la tribune publiée en octobre conclut-elle à une tentative de «gentrification», de «dépossession» de «nos cultures», preuve d’une volonté de «contrôle» et d’une «politique de l’exclusion» visant des «minorités défavorisées». Pas besoin de travailler plus pour gagner autant, tranchent les messages Instagram.
«Le ministère répond à une demande du terrain»
Voilà ainsi relancé un vieux marronnier qu’on pensait daté de la fin de siècle : celui du bras de fer entre pratiques underground et institution culturelle, dopé au lexique décolonial. Contrairement à avant-hier cependant, la communauté hip-hop est loin d’être aussi soudée derrière la contestation.
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