Le système du « user centric » est censé mieux partager le butin des écoutes. Pour la première fois, le Centre national de la musique a fait les comptes.
C'est comme le dernier épisode tant attendu d’une série, qui finalement annonce une nouvelle saison sans apporter toutes les réponses aux questions qui consument tous les téléspectateurs. Ce mercredi, le Centre national de la musique (CNM) a publié une étude sur l’évolution du mode de redistribution des revenus du streaming musical, qui pose les jalons de révolutions à venir tout en avouant beaucoup d’incertitudes. Cette étude se penche sur une idée qui est dans l’air depuis des années mais qui revient très fortement, depuis presque un an, dans les discours des artistes privés de concerts par la crise interminable du Covid-19 (lire l’épisode 1, « Artistes et streaming, je ne t’aime plus mon amour »), comme une réponse au streaming qui ne paye pas assez : changer la façon dont l’argent est partagé en espérant donner moins aux riches et plus aux pauvres. Plus techniquement, il s’agit de passer du modèle actuel dit « market centric », qui redistribue selon la part de marché d’un artiste dans les écoutes d’un mois donné, à un modèle « user centric », qui répartit le coût de l’abonnement d’un utilisateur aux artistes qu’il a écoutés… et rien aux autres. C’est bien différent en pratique, car l’effet de bord le plus souvent dénoncé du market centric, c’est qu’il crée une course au volume d’écoutes où les artistes les plus en vue captent une part surdimensionnée de l’argent disponible parce qu’ils aspirent une bonne partie de l’abonnement d’auditeurs qui pourtant ne les écoutent pas. Inversement, des artistes qui ont une petite base de fans engagés mais ne réaliseront jamais des millions de streams se retrouvent avec des revenus qui ne reflètent pas cet engagement.
Le sujet est complexe autant qu’il est crucial, car le modèle actuel donne tout (ou presque) aux écoutes des plus actifs qui sont aussi les plus jeunes : ils représentent 31 % des utilisateurs, selon l’étude du CNM, mais « redistribueraient actuellement 69 % » des revenus disponibles. Ce sont surtout les écoutes des jeunes adultes, branchés non stop sur leur smartphone où ils s’échangent les derniers sons à la mode. Cette boulimie des années où l’on se forme une culture et où l’on a du temps à tuer a toujours existé, mais dans le monde du streaming, elle a mangé l’économie de la musique et ne laisse que des miettes aux écoutes des autres classes d’âge et des utilisateurs plus distants. « Les gens qui consomment la musique de façon normale sont totalement dépassés par les streams de rap qui sont des streams sociaux, ceux des jeunes qui passent leur temps en ligne », résume auprès des Jours Emmanuel de Buretel, le patron du label indépendant Because Music. Selon le CNM, le user centric pourrait corriger cette hypertrophie qui pousse aussi les labels à délaisser certaines musiques pour se concentrer sur ce qui plaît aux plus jeunes – surtout du rap. Le user centric aurait ainsi, écrit l’étude, « pour conséquence de rapprocher les redevances redistribuées par chaque tranche d’âge selon leur représentativité au sein d’une plateforme. À la différence du modèle market centric, il n’est pas possible pour des utilisateurs à consommation intensive de flécher des redevances au-delà de celles qu’ils génèrent par eux-mêmes ». Chacun donnerait donc son argent aux artistes qu’il écoute et rien de plus, on remettrait un peu d’équilibre dans le monde de la musique.
Voilà pour le grand acquis du système tel que décrit par cette étude, dans laquelle le CNM se donne pour mission de jouer le juge-arbitre entre les différents acteurs du secteur qui débattent depuis quelques années à distance en produisant chacun des données difficiles à comparer parce qu’obtenues à partir de méthodologies différentes. Le CNM a tenté le compromis en mettant au point une étude capable de rassembler tout le monde. Deezer a pleinement joué le jeu, car la plateforme française a fait du user centric un cheval de bataille depuis plusieurs années – pour se différencier de ses concurrents et parce qu’elle y croit. Spotify a pour sa part participé en traînant les pieds parce que le système actuel lui réussit. Le patron suédois du marché du streaming à travers le monde a fini par « exécuter sa propre méthodologie », tandis qu’Apple Music a carrément refusé de se joindre. La Sacem, qui collecte les droits des auteurs et des compositeurs, a aussi fourni ses données, bien volontairement. À partir de là, il a été possible de dresser des points de convergence et des conclusions marquantes, qui sont toutefois à prendre avec pas mal de recul.
Tout d’abord, « le passage au user centric pourrait favoriser une redistribution significative entre esthétiques aux audiences importantes, au détriment du rap et du hip-hop et en faveur du rock et de la pop ». Les artistes qui rentrent dans ces deux derniers styles verraient leur revenu moyen augmenter de 12 % à 13 %, tandis que le rap perdrait autour de 20 %. C’est le genre de magnitude qu’indiquait déjà une étude de Deezer publiée en 2019 (lire l’épisode 27 de la saison 3, « Deezer travaille son oseille musicale »). Autres musiques à profiter du user centric, des styles « écoutés par des utilisateurs peu intensifs », majoritairement plus adultes : la musique classique, le hard rock, le metal, le blues, le disco, le pop-rock ou le jazz. Mais cela veut tout et rien dire quand on parle de musique en 2021. Déjà, et l’étude du CNM l’avoue volontiers, chaque plateforme range la musique d’une façon différente et une même chanson peut tout à fait se retrouver en pop chez Deezer et en « french indietronica » chez Spotify, qui s’est fait une spécialité d’inventer des noms et des sous-genres à l’infini pour nourrir ses algorithmes et ses playlists avec une grande précision. Difficile, donc, de dire avec certitude ce que le user centric fera à la carrière d’un artiste. Puis, comme le dit aux Jours Jean-Philippe Thiellay, le président du jeune CNM, « on ne sait pas, à ce jour, dire si ce basculement bénéficierait à un petit label ou au catalogue de tubes du classique ou du hard rock. Est-ce qu’on veut favoriser la création ou le “back catalogue” ? », c’est-à-dire des morceaux déjà bien connus et bien rentabilisés dans chaque genre, qui appartiennent en général à une major comme Universal. C’est l’un des risques du user centric : il pourrait amplifier des rentes déjà confortables sans pour autant pousser à la prise de risques artistique.
De la même façon, « est-ce qu’on veut un basculement du rap français vers le pop-rock international ? », s’interroge Jean-Philippe Thiellay. C’est l’un des éléments de cette étude les plus difficiles à manier pour la filière musicale, pour laquelle il ne s’agit surtout pas de dire qu’il faut moins de rap, mais seulement qu’il faut donner moins de poids aux écoutes des plus jeunes… qui se trouvent écouter aujourd’hui beaucoup de rap, tandis que des labels spécialisés dans ce domaine ont appris à tirer profit du streaming comme des réseaux sociaux. Or les artistes du rap à succès seraient ceux qui perdraient le plus, financièrement, dans le user centric, comme l’établit une tentative de chiffrage menée par le CNM. Selon l’étude, les titres d’un artiste du top 10 français généreraient ainsi en moyenne 457 422 euros de moins sur un anque dans le système actuel. « Il faut qu’on fasse gaffe à ne pas taper sur le rap, parce que c’est un genre qui a souffert pendant des années alors qu’il était déjà très écouté, de son invisibilité dans les maisons de disques et de son absence dans les médias », dit ainsi un acteur du secteur dans un label en vue, qui a participé à la réunion de présentation de l’étude aux maisons de disques.
Au total, le rap et le hip-hop pourraient perdre plus de 4 millions d’euros par an dans un système user centric, tandis que le classique gagnerait quelque 500 000 euros, par exemple. Le système serait donc bien une redistribution des revenus vers des genres aujourd’hui sous-rémunérés, ce qui pourrait en retour pousser des labels à les réinvestir alors qu’ils préfèrent aujourd’hui jouer des cartes sûres en ne produisant presque plus que du rap ou de la pop pour les jeunes. Mais il faudra beaucoup de pédagogie et de solidarité pour en arriver à cette mutation. « Il ne faut pas stigmatiser le rap, avertit Ludovic Pouilly, directeur des relations avec l’industrie musicale chez Deezer et avocat infatigable du user centric. S’il est touché, il restera toujours numéro un et continuera à gagner beaucoup d’argent. Surtout, il faut voir le temps long. Dans le passé, le rap aurait bénéficié du user centric et demain il en bénéficiera », quand il ne sera plus le genre dominant chez les jeunes.
Dans ce même tableau qui chiffre l’évolution possible des revenus, on trouve aussi l’une des limites du user centric, que pointait déjà une étude synthétique publiée en 2020 par un chercheur danois de l’université de Roskilde : certes, ce mode de rémunération prendrait à la tête du classement pour reventiler vers la queue, mais celle-ci est si vaste et diverse que la variation de revenu est difficile à chiffrer. Le CNM l’estime à 39 euros annuellement pour les œuvres d’un artiste situé entre le top 1 000 et le top 10 000, à moins de 10 euros au-delà. C’est très peu et cela ne changera pas la vie des innombrables musiciens qui ne gagnent pas leur vie avec le streaming comme ils ne la gagnaient pas avec le CD. Alors, la révolution est-elle nécessaire ? C’est un...
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