Des sociologues qui collaborent avec des clowns, un biologiste qui s’exprime avec lyrisme devant la caméra d’une plasticienne… Partout en France, dans des instituts prestigieux, arts et sciences se mêlent. Pour ouvrir des voies inexplorées.
« Chère cellule, je t’aime. Je t’ai aimée dès le jour où je t’ai rencontrée. Je sais que je ne suis pas le seul que tu obsèdes, mais je ne suis pas jaloux. Comment es-tu devenue aussi parfaite ? J’espère que les générations futures apprendront à te connaître et à t’aimer plus encore que je ne le fais. Pierre. » Que le biologiste Pierre Milpied ait accepté de dévoiler ainsi son intériorité, sa sensibilité, en déclarant sa flamme en termes ardents à l’objet de ses recherches — une cellule, donc —, voilà qui, dans son milieu professionnel, n’est guère courant. Il aura fallu que l’artiste autrichienne Regina Hübner, en résidence au centre d’immunologie de Marseille-Luminy, il y a un an et demi, l’y invite, au même titre qu’une quinzaine de ses collègues.
Son projet Dear Cell. Rencontres amoureuses sous un microscope, une émouvante installation vidéo, aurait dû être présentée à la dernière Biennale d’art contemporain de la cité phocéenne. Il aura surtout fallu que la plasticienne et le biologiste puissent se rencontrer. Science et art ont si peu d’occasions de se croiser, l’une retranchée dans ses labos, l’autre dans ses ateliers. C’est là que l’IMéRA est entré en jeu. Créé en 2007, cet Institut de recherches avancées se présente comme un « exploratoire de l’interdisciplinarité ». Sa raison d’être ? Rapprocher les sciences et les humanités, dans cette métropole prisée des créateurs tout en étant à la pointe en matière scientifique. Et ce en organisant des collaborations de fond, dans la durée, entre chercheurs en sciences humaines et expérimentales et artistes — qu’ils soient écrivains, photographes ou plasticiens. De quoi permettre à ces derniers de se rendre en résidence dans les lieux de travail des premiers.
« Ce besoin de dialogue est profond, assure Thierry Fabre, directeur de programme à l’IMéRA. Surtout dans notre pays, de culture si cartésienne, où les institutions se sont escrimées, depuis le XIXe siècle, à séparer les disciplines et à les hiérarchiser. Voire, en ce qui concerne les arts et les sciences, à les opposer. D’où une hyperspécialisation, une parcellisation de la connaissance, mais aussi une forme d’entre-soi, de stérilisation. Il est donc nécessaire de créer des passerelles pour faire dialoguer les pensées visionnaires. Car l’art pense aussi. Les artistes produisent du savoir, qui passe par les sens et l’expérience. »
Peu importe que ces collaborations aboutissent à un résultat. « L’essentiel est que tous ces chercheurs réunis — puisque les artistes font de la recherche fondamentale — se fréquentent, discutent autour d’une même table, s’observent, jouent ensemble à la pétanque, que sais-je ! Même s’ils n’ont pas de projet commun, ils pourront apprendre à connaître leurs protocoles de travail si différents, à se mettre dans la pensée de l’autre. Ils ouvriront alors des possibles, chacun dans son champ, pour le -bénéfice de toute la société, en demande de sens. »
Le concept arts-sciences est à la mode. Si l’IMéRA en fut l’un des pionniers, et si l’AMU (Aix-Marseille Université) se positionne en pilote en matière d’interdisciplinarité, on ne compte plus aujourd’hui les programmes, colloques, festivals, et même les créations de chaires qui le promeuvent. Comme celle, commune à l’École polytechnique de l’université Paris-Saclay et à l’École nationale supérieure des arts décoratifs, initiée par la Fondation Daniel et Nina Carasso. Une tendance qui n’a pourtant rien d’une nouveauté : les philosophes de l’Antiquité — Aristote en tête — en furent les précurseurs, suivis par les humanistes de la Renaissance, avec Léonard de Vinci en champion incontesté. Partout dans le monde, et donc en France, cette démarche de transversalité n’en fait pas moins florès. Et plus que jamais dans notre contexte de crise généralisée.
Un « terrain de jeu au potentiel époustouflant »
« Comment parvenir à déchiffrer les codes des mutations systémiques que nous vivons, si nous ne mettons pas plusieurs clés ensemble ? », demande Marc Dondey, le directeur artistique de la Scène de recherche de l’ENS Paris-Saclay. Située au cœur des locaux tout neufs du prestigieux établissement, cette salle de spectacle, équipée d’un dispositif unique de son immersif, a pour vocation de réunir artistes en résidence et chercheurs, mais aussi public et étudiants. Afin, selon les mots de Baudelaire, de « plonger au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! » À l’image de ce petit groupe de cosmonautes (des « spectateurs-participants ») qui investissent ce jour-là l’atrium de l’ENS.
Ayant repoussé les murs de la Scène de recherche pour les besoins de la mise en scène deColonie.s, ils tâtonnent, vêtus d’une authentique combinaison biochimique qui les coupe de toute perception extérieure, perdus qu’ils sont sur la nouvelle planète (ou « colonie ») qu’ils découvrent en immersion. « Déstabilisés, il leur faut apprendre ensemble un nouvel alphabet, une nouvelle grammaire, souligne Marc Dondey. Exactement comme les artistes et scientifiques lorsqu’ils collaborent : c’est parce qu’ils s’y risquent qu’ils peuvent envisager des façons inédites de chercher, créer, enseigner. Loin d’être un “gadget” anecdotique, la démarche arts-sciences est un terrain de jeu au potentiel époustouflant. »
Que veulent explorer les chercheurs en sciences humaines. « Il ne s’agit pas de faire du packaging artistico-scientifique attrayant. Mais, face à un individu qui n’a pas le même mode opératoire que vous, de mobiliser son langage et, de cette manière, d’apprendre à transmettre notre savoir différemment », explique Cédric Parizot, anthropologue à l’Université d’Aix-Marseille. Avec son ami Vincent Berhault, qui dirige la Maison des jonglages, à La Courneuve, en Seine-Saint-Denis, il a créé le programme « Hétérographies circassiennes ». Où des sociologues, des politologues, des historiens conçoivent avec des acrobates, des clowns, des jongleurs de brefs spectacles-conférences, dont les thèmes, aussi variés que les migrations ou la laïcité, sont mis en images et en sensations autant qu’en lectures et en mots.
Écrire la science grâce aux langages du cinéma
« La question de l’écriture est centrale, dit l’anthropologue Boris Pétric. Les chercheurs n’en peuvent plus d’être cantonnés à leurs revues spécialisées au jargon illisible. Ils veulent s’essayer à de nouveaux modes de narration. De l’air ! » Voilà pourquoi il a créé la Fabrique des écritures, au Centre Norbert Elias de Marseille. Avec pour modèle le Sensory Ethnography Lab de Harvard, la Fabrique met à la disposition des chercheurs en sciences sociales caméras, salles de montage, matériel de prise de son, pour leur permettre d’écrire la science grâce aux langages du cinéma ou du documentaire alternatif. « Mais cela, l’Académie ne le supporte pas. Voyez la polémique qu’a suscitée, dans le milieu de l’historiographie, Laëtitia ou la fin des hommes, le livre de l’historien Ivan Jablonka. Parler à la première personne ? Quel scandale ! »
Suspicion encore plus...
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