Depuis le début de l’année 2021, les artistes privés de scène en raison du Covid-19 investissent les établissements scolaires pour le plaisir des enseignants et des élèves.
L’ambiance est à la fête, vendredi 5 février, au lycée Jacques-Decour, à Paris. Dans les cours en enfilade, des groupes de lycéens masqués tanguent en discutant fort. « C’est où le théâtre ? », entend-on à droite. « Dans la chapelle ! », répond-on à gauche tandis qu’une voix hulule en s’amusant « le magicien, le magicien ! », comme un sésame d’une autre époque. Les rires fusent. Pour un peu, on se mettrait à chantonner le tube de Charles Aznavour « Viens voir les comédiens, voir les musiciens, voir les magiciens, qui arrivent. »
Le magicien du jour, Matthieu Villatelle, a l’air d’un prof ou d’un conférencier. En veston, chemise et pantalon, il accueille les élèves dans les lumières multicolores des vitraux de la chapelle pour leur présenter sa pièce Cerebro. Deux blocs de chaises séparés accueillent le public pour cette représentation exceptionnelle réservée à deux classes et demie de terminale, soit une soixantaine de jeunes. « On doit toujours faire attention à ne pas mélanger les groupes », glisse Sylvestre Gozlan, responsable éducation artistique et culturelle, à La Villette, qui pilote l’opération.
« Bonsoir », dit Villatelle, qui rejoue pour la première fois un spectacle depuis novembre 2020. Frémissements dans les rangs. Il est 9 heures du matin. Villatelle, spécialiste en mentalisme, attaque. « Si on n’est pas notre corps, qui est-on ? Notre mental ? », interroge-t-il. Le brouhaha monte au fil des numéros auxquels participe spontanément le public.
Occasion inespérée de jouer en public
Cerebro fait partie du programme de spectacles de cirque, de danse et de théâtre présenté en milieu scolaire, de la crèche au lycée, par La Villette. A défaut d’être à l’affiche dans les salles de la Grande Halle, certaines pièces sont « déplacées » dans les écoles.
« Les élèves ne viennent plus au théâtre, alors c’est le théâtre qui va à eux », résume Sylvestre Gozlan. Cette formule est devenue le leitmotiv des directeurs de lieux, des artistes, des enseignants et même des élèves.
De Valenciennes (Nord) à Toulon, de Biarritz (Pyrénées-Atlantiques) à Amiens, les représentations en milieu scolaire se multiplient depuis la crise sanitaire. « Les chefs d’établissement et les professeurs sont très en demande de spectacles dans le contexte actuel », poursuit M. Gozlan, qui dresse actuellement un calendrier de « tournées » de pièces dont Be. Girl, de la chorégraphe hip-hop Valentine Nagata-Ramos, dans des lycées de Seine-Saint-Denis, à partir de mars.
Pour les artistes, c’est l’occasion inespérée de jouer devant du public et de pouvoir faire des dates malgré la fermeture des salles. Ainsi Don Quichotte Intervention, mis en scène par Anne-Laure Liégeois, qui aurait dû être présenté en février à la Maison de la culture d’Amiens, est parti « en tournée » dans les établissements scolaires de la région.
« Nous avons proposé aux écoles et collèges qui auraient dû voir le spectacle chez nous de venir chez eux. Le retour a été plutôt positif. Au final, on ne va pas forcément jouer devant plus d’élèves mais nous ferons plus de représentations et dans des endroits plus éloignés du théâtre », constate Laurent Dréano, directeur de la Maison de la culture d’Amiens.
Même démarche pour la scène nationale toulonnaise Châteauvallon-Liberté. « L’idée est venue après la douche froide des annonces gouvernementales du 15 décembre 2020, qui ne donnaient plus aucune perspective de réouverture,explique Stéphane de Belleval, directeur des relations publiques de Châteauvallon. On a été accueillis à bras ouverts dans les établissements scolaires car nous avons tissé depuis longtemps des liens avec eux. » Les Naufragés, d’Emmanuel Meirieu, ou encore Exécuteur 14, de Tatiana Vialle, avec Swann Arlaud, ont ainsi pu aller au-devant des élèves.
« Un parcours d’obstacles »
Bouffées d’oxygène dans un quotidien vissé, ces opérations variées, la plupart du temps gratuites pour les écoles, se maintiennent dans le strict respect du cadre sanitaire. « Mais c’est un parcours d’obstacles », s’exclame Carine Aguirregomezcorta, du Malandain Ballet (Biarritz). Sur son bureau, la carte immense reliant dix-sept collèges – 38 classes au total – entre la France et l’Espagne pour le projet Planeta Dantzan, sur les thèmes croisés de l’environnement et de la danse. Sur le terrain, une danseuse et un éducateur environnemental dansent et parlent en trois langues : le français, l’espagnol et le basque.
Parfois, les situations de jeu font apparaître les paradoxes des règles sanitaires actuelles. Ainsi, une représentation de Don Quichotte Intervention a eu lieu, mardi 9 février, dans la salle de spectacle d’une centaine de places du collège-lycée La Providence à Amiens, devant deux classes de 6e. Chaque élève, masqué, était séparé par deux sièges. « On avait le droit de jouer dans ce théâtre parce qu’il était situé dans un établissement ! », sourit Laurent Dréano.
Piliers de ces rendez-vous culturels et artistiques, les chefs d’établissement. « Les activités artistiques ne sont pas interdites si elles sont présentées selon les règles communes que l’on connaît, précise Patrick Hautin, proviseur du lycée Jacques-Decour, à Paris. Gestes barrières, salles aérées… Les classes doivent rester en entité entière et les groupes ne doivent pas se croiser. Ce sont en ce moment les seuls moments de spectacle vivant qui existent en France. Et il y a une nécessité pour nous d’ouvrir les élèves à la culture. »
Au ministère de l’éducation nationale, on affirme que « les artistes sont les bienvenus dans les établissements. Nous les encourageons, car l’éducation artistique et culturelle (EAC) doit absolument continuer malgré la pandémie ».
Pour lever l’éventuelle frilosité de certains recteurs ou directeurs d’école, la Rue de Grenelle a demandé au ministère de la culture « de faire part de toutes difficultés éventuelles de compagnies ou d’associations qui auraient du mal à intervenir dans un établissement scolaire. Pour le moment, toutes les situations ont pu se régler au local sans difficultés », assure-t-on.
« Tout est direct, frontal »
L’école est-elle devenue plus que jamais un lieu d’accueil pour les artistes qui ne peuvent jouer leurs pièces in situ ? Impossible, pour l’heure, d’obtenir des statistiques nationales qui permettraient de quantifier le phénomène. Le ministère de l’éducation a envoyé un questionnaire aux centres dramatiques nationaux (CDN) pour recenser les projets menés en milieu scolaire. Quinze des trente-huit CDN ont répondu. Résultat : 119 représentations ont été données dans des établissements en janvier et en février.
Evidemment, jouer ou danser dans une chapelle ou un préau à peine chauffé, les yeux dans les yeux des spectateurs, ne ressemble pas tout à fait à une scène de théâtre, mais peu importe. « Il faut tout de même des comédiens et des danseurs prêts et motivés, humainement convaincus aussi pour accepter ce type de proposition, commente...
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