Sur le modèle de ses homologues anglo-saxons, le musée parisien s’associe à un nombre grandissant d’objets siglés. Une manière de diversifier ses revenus, mis à mal par la pandémie, et d’étendre son rayonnement.
Emmanuel Delbouis n’a pas oublié ce jour d’octobre 2016 où il a tenté de jouer les marieurs. Le consultant en stratégie de marque du ministère de la culture avait organisé, Rue de Valois, une rencontre entre Uniqlo, le géant japonais de vêtements basiques et bon marché, et une soixantaine d’émissaires de grands établissements culturels français, dont l’Opéra de Paris, le Louvre et le Musée Rodin.
A chacun, ce juriste de formation avait recommandé d’apporter un présent en signe de bienvenue, la griffe planétaire ayant elle-même fait livrer à ses hôtes des sacs cadeaux remplis d’accessoires de mode. Avec un espoir avoué : que cette réunion débouche sur des accords aussi retentissants – et lucratifs – que ceux noués entre le géant de l’habillement et le MoMA à New York. Las, la mayonnaise peine à prendre : les musées répugnent à réfléchir en termes de produit.
Redevance fixe
« Certains établissements craignaient de dévaloriser leur image », se souvient Emmanuel Delbouis. Pas le Louvre, qui, quelques années plus tard, reprend le fil des discussions pour lancer début février une collaboration de quatre ans avec Uniqlo. « On attendait ce partenariat depuis si longtemps », se réjouit John C. Jay, directeur de la création de Fast Retailing (le groupe d’Uniqlo), tout heureux d’associer au plus célèbre musée du monde la devise de la marque japonaise – « made for all » –, sa silhouette universelle et ses plus de 2 200 boutiques réparties dans une vingtaine de pays.
Moyennant une redevance fixe, la griffe nippone déclinera tee-shirts et sweat-shirts à l’effigie d’œuvres emblématiques du musée, la sacro-sainte Joconde, bien sûr, ainsi que La Victoire de Samothrace, retwistées par le graphiste Peter Saville, le dandy anglais connu pour ses pochettes d’albums de Joy Division et New Order. Manière pour le Louvre, dont près d’un visiteur sur deux a moins de 30 ans, de conforter une coolitude acquise depuis le succès planétaire en 2018 du clip d’Apeshit du couple Beyonce - Jay-Z, tourné de nuit au musée, et qui a engrangé 234 millions de vues sur YouTube.
Au moment même où le Louvre s’attaque au vestiaire des ados et jeunes adultes, il colonise aussi la déco de leurs parents. Le 18 février, le musée parisien lance treize gammes d’objets – et 45 références – inspirés du jardin des Tuileries et conçus par Maison Sarah Lavoine. L’échelle est cette fois tout autre : l’enseigne d’art de vivre fondée par la décoratrice Sarah Poniatowski est, de son propre aveu, « une petite marque française qui grossit tranquillement ». L’esprit aussi est aux antipodes, classique et cosy, avec ces coussins en velours inspirés des petits voiliers du grand bassin des Tuileries, les plaids en jacquard ou les bougeoirs en céramique.
Jamais deux sans trois, le 23 février, le musée s’associe à la marque d’accessoires Casetify pour une collection déclinant ses tableaux les plus célèbres sur des étuis de smartphone, d’iPad et même sur des gourdes.
En 2017, Louis Vuitton travaillait avec le plasticien Jeff Koons pour une série de sacs décorés de toiles de maîtres emblématiques, dont La Joconde. Et c’est sous la même Joconde, en face des Noces de Cana, que la maison, qui organise ses défilés féminins dans le musée depuis quelques saisons, invitait des convives à un fastueux dîner.
Boîte de macarons et infusions
Mais c’est à l’occasion des 30 ans de la Pyramide de Ieoh Ming Pei, en 2019, que le musée parisien a accéléré les « co-brandings » avec, pêle-mêle, les montres Swatch, les jeux Monopoly, la porcelaine Bernardaud… L’Officine Universelle Buly imagine alors huit fragrances inspirées de quelques chefs-d’œuvre et installe une boutique éphémère à son entrée.
Ladurée régale les touristes avec une boîte de macarons à l’effigie de La Belle Ferronnière, de Léonard de Vinci, tandis que Palais des thés concocte deux infusions aux notes d’agrumes-mûre et de pomme-coing. Même le groupe automobile PSA s’associe au musée pour lancer le DS7 Crossback siglé Louvre, produit à 1 500 exemplaires !
En quelques années, le Louvre a fini par devenir une marque, « positionnée sur le haut de gamme, mais avec une capacité d’attraction et de démocratisation beaucoup plus large », décrypte Christophe Rioux, professeur en industries culturelles et créatives à Sciences Po. Le musée parisien ne s’en cache pas, l’objectif est avant tout financier. L’établissement doit diversifier ses recettes propres, lesquelles ont fondu depuis la pandémie – en 2020, la fréquentation a été de 2,7 millions de visiteurs, contre 9,6 millions l’année précédente.
Dans le même temps, les parfums Louvre × Buly font un carton en ligne, et les DS7 Louvre s’arrachent entre 54 000 euros et 67 300 euros. Certes, les revenus liés à la valorisation de la marque Louvre, de l’ordre de 4,5 millions d’euros en 2020, ne représentent qu’une goutte d’eau à l’échelle des pertes de plus de 90 millions d’euros subies la même année. Mais ils sont en progression de 66 % par rapport à 2019. Et ils pourraient prendre à terme le relais d’un mécénat de plus en plus incertain.
Développer coûte que coûte
Derrière les gros sous, pointent aussi des enjeux d’image. « Qu’on le veuille ou non, on est dans une société de marques, un grand musée ne doit pas rester en dehors de ce phénomène », lâche ainsi Bernard Hasquenoph, du blog Louvre pour tous, qui a pourtant souvent fustigé le mélange des genres. Directeur des relations extérieures du musée, Adel Ziane l’admet, « si on ne développe pas notre marque, d’autres le feront à notre place ». En moins bien – ou sans rétribution aucune.
Pour preuve le conflit kafkaïen opposant depuis 2018 Chambord au groupe alcoolier américain Brown-Forman, qui produit une liqueur de framboise baptisée Chambord, contestant au château de François Ier l’usage de son nom pour ses cuvées de vin… Le Louvre a anticipé en déposant sa marque dans une vingtaine de catégories. Avec une obligation : les développer coûte que coûte sous cinq ans pour ne pas en perdre l’exclusivité.
Reste que...
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