
Humiliations, paroles blessantes… De jeunes comédiens racontent la violence psychologique de certaines méthodes pédagogiques toujours en vogue dans les formations d’art dramatique.
ENQUÊTE I Durant ses premiers pas en école de théâtre, Simon – les prénoms de certains témoins ont été changés – a d’abord cru que « c’était la seule méthode possible ». Alors élève au Cours Florent, école privée parisienne dont il est sorti depuis peu, le jeune comédien croise « de nombreux enseignants qui considèrent qu’il faut “se faire mal” pour bien jouer, aller dans des choses enfouies et douloureuses ». « J’ai fini par voir à quel point cela pouvait être destructeur », raconte le jeune homme de 25 ans. Chercher dans un état de souffrance pour faire advenir une émotion ou réussir à trouver le jeu juste en tant qu’acteur, cette approche demeure très prégnante.
Fin 2022, la sortie simultanée du film Les Amandiers, sur l’école créée par Patrice Chéreau, et du documentaire sur les coulisses de son tournage en offrait à nouveau l’illustration. Dans ce dernier, la réalisatrice du film, Valeria Bruni-Tedeschi, racontait avoir pris plaisir à « malmener » ses jeunes acteurs trop « précautionneux » à son goût – certains confiaient ainsi comment leur était réclamé de « creuser les choses qui [les] détruisent le plus ». Révélatrice aussi de cette culture, une archive montrait la jeune Valeria expliquer ce qu’elle attendait d’un metteur en scène : « Qu’il me casse. Qu’il me casse tout. Qu’il me casse en deux. »
Pensé comme un document hagiographique, ce making of présente ainsi une vision du travail de l’acteur encore assumée dans le monde du théâtre et du cinéma. Si bien que, dans les écoles d’art dramatique, cette culture continue à imprégner les méthodes de certains enseignants et intervenants, au risque de mettre en danger la santé psychique de leurs élèves, et même leur désir de jeu. C’est ce dont ont témoigné au Monde une quinzaine de jeunes comédiennes et comédiens, encore en formation ou sortis récemment de conservatoires, d’écoles supérieures nationales ou d’établissements privés.
« Toute la classe s’est mise à pleurer »
A l’instar d’élèves d’autres formations théâtrales, Simon raconte alors que certains pédagogues réclamaient d’aller puiser dans des traumatismes personnels et de « jouer avec ». « Il y a notamment un enseignant, très respecté dans l’école, qui nous demandait de nous livrer, puis nous descendait violemment sur scène. Quand on s’effondrait enfin en larmes, il s’écriait : “Voilà, c’est ça que je veux voir !”, se souvient le comédien. Ça donnait certes parfois des scènes très intenses, mais j’ai vu des camarades qui, après, étaient très mal pendant plusieurs jours. Aller chercher ça tous les soirs en représentation nous cramerait en quelques années. »
Marion, 27 ans, relate, elle aussi, comment, au Cours Florent, deux jours après les attentats du 13-Novembre, alors qu’elle ne parvient pas à trouver les larmes dans une scène, son enseignante lui demande de regarder son partenaire et d’imaginer qu’il « s’est fait tuer au Bataclan ». « C’était très violent, toute la classe s’est mise à pleurer. Mais, à l’école, j’étais la première, sans en avoir conscience, à aller vers des endroits qui ne me mettaient pas à l’aise, avec l’idée qu’on doit être prêt à tout, surtout dans ce milieu si concurrentiel. Aujourd’hui, je me rends compte que je n’ai pas envie de jouer comme ça, et même que ce n’est pas nécessaire », tranche-t-elle.
Dans une lettre ouverte publiée en 2020, le collectif Les Callisto, constitué par d’anciennes élèves du Cours Florent, a dénoncé des méthodes d’enseignement « violentes », et une « pédagogie basée sur l’idée dangereuse que, pour être bon acteur, il faille être rompu ». La nouvelle directrice, Simone Strickner, explique avoir pris à son arrivée, en septembre 2022, ce sujet à bras-le-corps : « Il y a eu une confusion culturelle autour de la notion de douleur dans le jeu : cela a été une façon de voir l’enseignement par certains. Elle est aberrante, et nous signifions très clairement aujourd’hui aux...
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