
Des sociétés fondées ces dernières années bousculent, dans un esprit créatif et militant, les us et coutumes du secteur.
Son nom sonne comme un défi lancé à l’édition traditionnelle : Exemplaire, la maison d’édition tout juste créée par l’autrice et dessinatrice Lisa Mandel, promet à ses auteurs de 20 % à 70 % des droits sur la vente de leurs livres, là où les contrats habituels leur en concèdent de 8 % à 12 %. Pour atteindre de tels pourcentages, elle entend remettre l’auteur au centre de la chaîne de production en lui proposant de s’impliquer dans certaines étapes. Si celui-ci possède des compétences dans le domaine de la mise en page ou s’il souhaite prendre en charge la promotion de l’ouvrage auprès de la presse, son pourcentage sera relevé.
Dès son annonce, le projet, financé par une campagne participative qui dépassait les 100 000 euros lors de sa clôture, le 13 décembre, a immédiatement fédéré une dizaine d’auteurs, parmi lesquels Charles Berberian, Anouk Ricard ou Aurélien Fernandez, qui y publieront dès le mois de juin. Audacieuse, militante, fondée sur le collectif et la débrouille, Exemplaire n’est toutefois pas la seule maison expérimentale à avoir créé l’événement ces derniers mois.
« Atelier d’expérimentation »
Fondé par les écrivains Martin Page et Coline Pierré, Monstrograph est à l’origine d’un des succès de la rentrée 2020, l’essai féministe Moi les hommes, je les déteste,de Pauline Harmange. Se définissant comme une « maison de microédition associative » et un « atelier d’expérimentation », la structure publie depuis 2015 des livres « bizarres », des « essais intimes et iconoclastes » engagés.
Maison de structure et de fonctionnement plus classiques, les éditions Goutte d’Or, créées en 2016 par Clara Tellier Savary, Johann Zarca et Geoffrey Le Guilcher, ont lancé l’un des documents événements de l’automne, Flic, de Valentin Gendrot, écoulé à 50 000 exemplaires, selon l’éditeur. Depuis ses débuts, Goutte d’Or propose une ligne éditoriale qui explore les marges et les univers méconnus, à travers la fiction ou l’enquête journalistique à la première personne.
Anamosa, maison spécialisée en sciences humaines fondée par Chloé Pathé, s’est, elle aussi, illustrée lors de la dernière saison des prix en remportant le Femina Essai avec Joseph Kabris, ou les possibilités d’une vie. 1780-1822, de Christophe Granger. Depuis sa création, en 2016, elle se positionne, selon sa responsable, comme un « espace d’expérience savant et populaire, où chercheurs ou historiens expriment leur subjectivité ou dévoilent l’envers de leur atelier ». De même, Premier Parallèle, créée en 2015 par Sophie Caillat et Amélie Petit, puis reprise seule par cette dernière en 2019, affiche la volonté de publier des essais « improbables et non calibrés » – parmi lesquels Happycratie, d’Edgar Cabanas et Eva Illouz, en 2018.
Des laboratoires
Ces éditeurs indépendants se distinguent surtout par leurs modes de fonctionnement, qui rompent avec les méthodes des grands groupes et en font des laboratoires de l’édition. « Ce qui les caractérise, c’est leur manière d’épouser les ingrédients d’une modernité alternative, en particulier par la mise en place d’une économie soucieuse d’écologie, d’éthique et une forme d’engagement politique »,analyse l’universitaire Françoise Benhamou, spécialiste de l’économie de la culture et des médias. Un courant apparu il y a une quinzaine d’années, avec des éditeurs reconnus comme « précurseurs » par les nouveaux venus : Baptiste Lanaspeze, fondateur de Wildproject en 2008, qui a défriché le terrain de la philosophie de l’écologie, Dominique Bordes, créateur de Monsieur Toussaint Louverture en 2004, ou encore Frédéric Martin et Benoît Virot, créateurs des éditions Attila en 2009, desquelles sont nés, en 2013, Le Tripode et Le Nouvel Attila.
S’ils fonctionnent de façon différente – certains, comme Le Tripode, Le Nouvel Attila, Anamosa, Premier Parallèle ou Goutte d’Or, bénéficient de contrats avec quelques-unes des principales sociétés de diffusion/distribution, d’autres, comme Monstrograph ou Exemplaire, préfèrent proposer leurs ouvrages en commande directe –, ces labels souples et novateurs ont pourtant bien des points communs. Souvent de taille modeste, ne comptant pas plus de trois salariés, quand ils en ont, ne disposant pas toujours de locaux, ils publient rarement plus de dix titres par an.
Ainsi, les éditions Goutte d’Or ont fait, dès le départ, le choix de s’en tenir à trois livres par exercice. « D’un côté, cela nous condamne à faire au moins un succès par an, mais, de l’autre, cela nous permet de travailler chacun des titres à fond », précise Clara Tellier Savary. Même volume pour Monstrograph, qui par ailleurs a décidé de se limiter à de petits tirages, souhaitant demeurer une maison autodiffusée. « 2 500 exemplaires, c’est un seuil au-delà duquel on ne peut plus tout gérer au niveau diffusion, promotion ou comptabilité », souligne Martin Page.
En faveur de l’accès à la lecture pour tous
C’est la raison pour laquelle, quand un livre commence à marcher, le duo préfère passer le relais à des maisons professionnelles. Ainsi de Moi les hommes, je les déteste, repris en octobre 2020 par le Seuil, où le livre a atteint les 20 000 ventes. « Nous souhaitons rester bénévoles et surtout heureux de publier », tranche Martin Page, qui, dans un engagement en faveur de l’accès à la lecture pour tous, propose ses ouvrages à seulement 2 euros en format numérique, tandis que les livres dessinés sont, eux, accessibles gratuitement.
Ces maisons se montrent également très créatives au niveau de la conception graphique et de la fabrication des ouvrages : formats atypiques, production de fac-similés, elles ne s’interdisent rien. Ainsi, au Tripode, tout est remis à plat pour chaque auteur : couverture, typographie, papier. Mais, comme le souligne Frédéric Martin, fondateur de la maison, « le premier et le plus important des laboratoires est celui des textes ».
S’il est difficile de distinguer une proximité dans les choix éditoriaux de toutes ces maisons, en réalité très diverses, elles partagent en tout cas une audace qui manque parfois aux plus grandes structures et leur permet de se lancer dans des projets hors cadre, mutants ou monumentaux, sans garantie de succès.
Dans cet esprit, Benoît Virot a créé en 2015 le label Othello, qui accueille notamment un chantier collectif de traduction autour d’Horcynus Orca, roman italien de Stefano d’Arrigo paru en 1975 et réputé intraduisible. Nombre de ces maisons s’ouvrent ainsi à des textes difficiles ou inclassables refusés ailleurs. « Nous sommes le “rebut” de l’édition traditionnelle », s’amuse Frédéric Martin, et de citer l’exemple de L’Homme qui savait la langue des serpents, roman estonien d’Andrus Kivirähk, refusé par tous les éditeurs et publié au Tripode en 2013, avec, selon l’éditeur, 60 000 ventes à la clé.
Elles questionnent ainsi un univers éditorial de plus en plus concentré, industrialisé, et des catalogues pléthoriques manquant souvent d’audace. « Les grandes maisons ne font plus de travail de défrichage, car le nombre de publications a doublé sans que leurs effectifs augmentent », croit pouvoir trancher Fréderic Martin. C’est aussi pour lutter contre l’industrialisation et le conformisme que Monstrograph a commencé avec des livres écrits et dessinés à la main, qui, selon Martin Page, « n’auraient jamais pu trouver leur place dans le système classique ».
De son côté, Chloé Pathé, ancienne des éditions Autrement, reconnaît que la création d’Anamosa n’est pas étrangère au rachat de la maison d’Henry Dougier par Flammarion, en 2010 : « Cela nous a davantage soumis à une nécessité de rentabilité à court terme et à la culture du chiffre. Je ne m’y retrouvais plus. »
L’intérêt des grands éditeurs
Tous revendiquent en outre un rapport au temps différent. « Dans l’édition traditionnelle, le rythme est très rapide et une nouveauté chasse l’autre », affirme Clara Tellier Savary, de Goutte d’Or. « Dans un système qui fonctionne à flux tendu, le pari de la durée et de l’exigence apparaît comme une audace », confirme Fréderic Martin, avant de citer Bérengère Cournut, lancée en 2008 chez Attila et qui, treize ans plus tard, a atteint, selon son éditeur, les 130 000 exemplaires vendus pour De pierre et d’os (2019).
Les grands éditeurs ne sont d’ailleurs pas indifférents à la production de ces laboratoires. « Le travail de ces maisons est intéressant, tant sur la spécialisation pointue et souvent “transgenre” qu’elles mettent en œuvre que sur l’aspect graphique », reconnaît...
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