Après la peur, la réflexion. Entre introspection et projections, dix personnalités du monde de la culture s’expriment. Plus combatives que jamais.
« Face au racisme, à la haine, la question de la représentation du monde est une arme critique majeure. Le pire, aujourd’hui, serait de se dire que cette chose-là n’est plus possible, ou censurée. Qu’allons-nous faire maintenant ? Je n’ai pas la réponse, autrement on l’aurait appliquée depuis des années. Mais je sais qu’il nous faudra du temps. Ces dernières années, beaucoup de changements ont été opérés, notamment à travers les récits proposés aux spectateurs et dans la manière dont les artistes se sont réapproprié notre Histoire. Bien évidemment qu’il y a des territoires encore insuffisamment explorés par le théâtre. Mais en Seine-Saint-Denis, nous y travaillons au jour le jour avec les services publics, comme les écoles, les hôpitaux, les centres sociaux… J’aimerais bien sûr faire plus. Mais les projets et les réussites sont là, notamment concernant la jeunesse. Et c’est ce qui me fait aller au théâtre tous les jours. Tout épisode politique fait bouger la création. Celui que l’on vit actuellement n’y échappera pas. Autrement, la fonction de l’artiste serait complètement hors sol. »
« Contrairement à nombre d’institutions culturelles, nous ne recevons pas un euro de l’État. Cela donne une formidable indépendance intellectuelle. Alors, face aux tensions qui déchirent notre société, j’ai choisi de mettre l’accent sur les ravages de l’antisémitisme. Sur nos près de cinq cent mille visiteurs annuels — un public largement populaire —, il y a plus de cent dix mille scolaires. Or, certains enseignants nous demandent d’éviter la salle consacrée à la Shoah, par crainte des réactions de leurs élèves… Puisque chaque année nous refaisons l’une de nos salles, j’ai donc décidé de revoir le calendrier et de rénover en priorité celle-ci, avec l’aide des meilleurs historiens. Nous y insisterons sur la manière de lire les témoignages, de regarder les images. Et nous ferons un focus sur les grands procès de l’après-guerre, pour marquer l’importance du droit. Le parcours doit être à la fois le plus rigoureux et le plus accessible possible. Si un élève lance un « oui mais », nous lui expliquerons la singularité absolue de la Shoah, qui fut un point de non-retour dans l’horreur. Remettre en perspective les conflits du XXe siècle permet de mieux réfléchir aux conditions de la paix aujourd’hui. Nous travaillons aussi à des outils pédagogiques pour aider les enseignants à préparer leur venue. La nouvelle salle sera ouverte en janvier 2025, pour les 80 ans de la découverte des camps. Ensuite, nous rénoverons celle consacrée aux empires coloniaux dans la guerre. »
« Avec Éric Ciotti comme député et Christian Estrosi à la tête de la Mairie, nous connaissons bien ici la porosité entre droite et extrême droite. Malgré l’angoisse, nous avons encore plus envie de combattre les imaginaires extrémistes avec les livres que nous mettons en avant, les auteurs et autrices que nous recevons. Anciennes de l’Éducation nationale, nous rencontrons aussi des scolaires, hors du centre-ville, des gamins qui ne mettent jamais les pieds dans une librairie. Parfois nous hésitons ; maintenant nous irons chaque fois qu’on nous invite, même si c’est loin, chronophage, souvent pas rémunéré. Nous avons peut-être été dans le déni, les prochaines années il va falloir ne rien lâcher. La librairie est aussi un café, nous avons des clients qui ne viennent que pour cela — certains probablement votent RN. Notre engagement de gauche et féministe ne peut pas leur échapper, ils nous ont soutenues quand la police nous a fait fermer. On voudrait leur dire : « Ça fait cinq ans et demi qu’on se fréquente, qu’on prend soin les uns des autres, comment pouvez-vous être fidèles à un lieu qui défend des idées aussi opposées à celles de votre bulletin ? C’est de la dissonance cognitive ! » Il ne faut pas se tromper de place : nous avons contribué à écrire une tribune de libraires, mais refusé d’héberger la soirée électorale du candidat de la gauche. Cela nous couperait de gens à qui on veut continuer de parler. On va trouver comment. »
« Le RN ne s’emparera pas du pouvoir. Avant même d’avoir eu peur que cela advienne, j’ai été écrasé par un sentiment d’accablement nourri d’écœurement. Parce qu’il faut des années de mystification libérale orchestrée par une vraie droite et une fausse gauche pour casser le travail (puis les aides), fabriquer inquiétude et désarroi avant de faire naître la colère. Une colère qui nous entraîne vers ce qu’il y a de plus marécageux en l’homme lorsque qu’il craint le lendemain. Je n’en veux pas à ceux qui ont peur, j’en veux à ceux qui ont fabriqué cette peur et tiennent la porte ouverte à ceux qui profitent de cette inquiétude. Je suis étreint par le sentiment douloureux d’une grande inutilité de faire certains films. Ne suis-je qu’un idiot utile à qui l’on accorde des subsides pour rendre compte du chaos sans que cela soit de la moindre nécessité ? Ne suis-je qu’un faux nez de la mauvaise conscience d’un système à bout de souffle ? Mon travail de témoin du réel ne vaut visiblement pas plus qu’une énième étude enterrée dès sa conclusion rédigée ? Notre pyromane de président a une si haute opinion de lui-même qu’il a depuis toujours l’idée que son désir est plus fort que la réalité. Chez les petits enfants, c’est excusable, ça s’appelle la pensée magique. Chez un homme de 46 ans, cela s’appelle un pathologique déni du réel, associé à une hypertrophie du moi. Avant même le libéralisme, l’idéologie de Macron, c’est peut-être d’abord lui-même. Les deux associées nous ont envoyés dans le mur. Le temps de reprendre mon souffle et je continuerai à faire les seules choses qui font sens pour moi : observer et rendre compte. Comme le font des écrivains, sociologues, psychiatres, et d’autres cinéastes. Avec l’humble satisfaction d’être une des petites lampes torches qui éclairent la chaussée. Parce qu’en pleine nuit, je trouve préférable de rouler les phares allumés. Surtout si des malades font n’importe quoi sur la route. »
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