Le mépris gouvernemental pour le monde de la culture s’est affiché de façon flagrante. Mais ses acteurs se sont aussi piégés eux-mêmes, en voulant montrer qu’ils étaient « utiles » ou en s’autoproclamant indispensables.
Le culte mais pas la culture. Le commerce mais pas la création. Les dentistes mais pas les artistes. Les soldes mais pas le spectacle… La ministre de la culture Roselyne Bachelot a eu beau se justifier, mardi 11 janvier, devant la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale avec cet argument de haute volée qu’il n’y a pas « les bons d’un côté, et les méchants, nous [le gouvernement], de l’autre », et en rappelant que les cinémas, théâtres et autres salles de spectacle demeurent fermés chez la plupart de nos voisins européens, à l’exception de l’Espagne, le sentiment domine d’une indifférence de l’exécutif face aux drames intimes et matériels que vivent la plupart des acteurs du monde de la culture.
Ces derniers, en situation d’incertitude prolongée et confrontés à l’interdiction administrative de travailler, y ont vu, non sans raison, un mépris de la part du gouvernement. D’autant plus mal ressenti que la France se pense comme le pays de « l’exception culturelle » depuis le combat mené au milieu des années 1990 sur les mécanismes de soutien public à l’audiovisuel. Pour le dire comme le comédien et directeur de la Scène nationale Châteauvallon-Liberté à Toulon, Charles Berling, en pointe dans la mobilisation du monde culturel : « Tout à coup, c’est l’exception culturelle à l’envers. Tout reste ouvert : les grandes surfaces, les supermarchés, les transports et évidemment les lieux de culte, sauf nous. »
Une potion avalée avec d’autant plus d’amertume que le Conseil d’État a validé la non-réouverture de lieux de spectacle en raison de la dégradation de la situation sanitaire, mais accompagné sa décision d’un argumentaire dont le comédien Samuel Churin, figure du mouvement des intermittents, considère qu’il s’agit d’une « défaite en forme de victoire », puisque le juge des référés reconnaît que « la fermeture au public des lieux culturels porte une atteinte grave aux libertés » et estime que les théâtres et les cinémas sont moins « contaminants » que les lieux de culte ou d’autres événements accueillant du public.
Dans cette configuration, alors que les pouvoirs publics français sont ceux qui apportent le plus de soutien financier au secteur culturel partout sinistré, c’est en France que la colère des professionnels s’exprime le plus vivement. Avec le sentiment que les niveaux de fermeture d’activité durant l’épidémie correspondraient à une échelle d’utilité sociale, et que les activités les moins utiles seraient celles qui resteraient fermées le plus longtemps possible. La décision de laisser les salles de spectacle fermées serait donc, selon beaucoup d’acteurs de la culture, le produit d’une erreur d’analyse du gouvernement autour de leur utilité.
Mais de quelle utilité parle-t-on ici ? C’est sans doute faire beaucoup d’honneur à une stratégie gouvernementale marquée par l’amateurisme que de se poser la question en termes métaphysiques. Face à la reprise de la pandémie, l’exécutif navigue à vue entre deux eaux : réduire le coût économique global et donner l’impression qu’il agit contre la pandémie. Ces deux exigences sont largement contradictoires et amènent le gouvernement à faire des choix qui peuvent défier la raison, mais qui s’entendent dans le cadre d’un rapport coûts/bénéfices économique.
Contrairement à ce qu’Emmanuel Macron a tenté de faire croire à de nombreuses reprises, la question économique a toujours été au cœur des choix gouvernementaux français. La priorité n’est pas, depuis le 11 mai dernier en tout cas, uniquement la situation sanitaire, mais un rapport coûts/bénéfices des restrictions. Autrement dit, ce qui motive les décisions, ce n’est pas un simple rapport d’utilité sociale (« les citoyens ont-ils besoin de ces activités ? »), qui conduirait effectivement à des restrictions beaucoup plus vastes pour, très vite et très tôt, tenter de ne pas se faire déborder par l’épidémie. Ce qui est en jeu, c’est une relation entre le risque sanitaire des différentes activités et le coût économique, politique et social de leur arrêt.
C’est ce qui a conduit le gouvernement à rouvrir assez rapidement, après un mois d’arrêt, les commerces dits « non essentiels », alors même que durant le mois de deuxième confinement, le travail non transférable en télétravail n’avait pas été suspendu. Cette stratégie a conduit au maintien d’un niveau élevé de circulation du virus, mais avec un coût économique réduit par rapport au premier confinement, ce dont le président de la République s’est réjoui ouvertement dans son entretien-confession à L’Express.
En réalité, moins on ferme, plus le virus circule, mais plus le coût économique est faible. Comme, cependant, le gouvernement ne veut pas être accusé de ne rien faire contre le virus, il maintient des secteurs interdits. Sur quels critères ? L’utilité réelle des activités n’est pas déterminante. Un dimanche au centre commercial Vélizy 2 n’est pas plus utile que deux heures au Théâtre de l’Odéon, ni sans doute moins risqué sur le plan épidémique. Le choix se fait donc sur le coût économique et « politique ».
La fermeture des commerces impliquerait en effet un coût direct et indirect beaucoup plus important que celle du secteur de la culture. Selon les calculs de l’OFCE du 11 décembre 2020, la consommation dans le secteur du spectacle représente...
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