L’œuvre théâtrale de Jean-Marie Serreau s’étend sur trente-cinq ans de 1938 à 1973. Parmi les affluents multiples de ce long fleuve artistique, la décentralisation théâtrale irrigue onze étapes de son parcours qui ponctuent les vingt dernières années de sa carrière. Aujourd’hui encore, on est le plus souvent très surpris de l’apprendre.
Par Joël CRAMESNIL, auteur essayiste et chercheur indépendant spécialisé dans le théâtre et les arts. Spectateur, culturophile, mais aussi globetrotter autant que possible.
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L’œuvre théâtrale de Jean-Marie Serreau s’étend sur trente-cinq ans de 1938 à 1973. Parmi les affluents multiples de ce long fleuve artistique, la décentralisation théâtrale irrigue onze étapes de son parcours qui ponctuent les vingt dernières années de sa carrière. Aujourd’hui encore, on est le plus souvent très surpris de l’apprendre.
En premier lieu, on a effectivement tort de penser que la décentralisation théâtrale ne s’incarne que dans les édifices que le ministère des Affaires culturelles a fait sortir de terre ou qu’il a fait réaménager, car cette histoire ne s’apprécie pas qu’aux bâtis (Le Havre, Bourges, Amiens, Grenoble, Reims, Rennes, Saint-Etienne, Nevers, Chalon-sur-Saône, Angers). Elle a également été rendue possible par la création de nombreux festivals dans tout l’hexagone, dont beaucoup ont effectivement cessé d’exister par la suite, mais dont le pionnier vit toujours.
En outre, on a également tort de penser que la décentralisation théâtrale se réduit à une liste de « pères » ou autres « animateurs », car c’est alors nier qu’elle est aussi l’œuvre de nombreuses femmes occupant des fonctions déterminantes et très diverses. Qu’on se souvienne seulement de Charlotte Delbo, de Sylvia Monfort, de Jeanne Laurent, de Simone Benmussa, ou bien encore de Melly Puaux et de tant d’autres qu’il faudrait toutes citer.
En réalité, la décentralisation théâtrale est avant tout une initiative d’artistes de théâtre, très souvent épaulés par l’expertise du patrimoine et par l’ingénierie de l’audiovisuel. Ce sont eux qui entraînent l’administration centrale dans cette aventure, l'Etat étant alors conscient que le partage de la culture fait partie du progrès social. Des budgets publics sont alors mobilisés au nom de l’intérêt général, bien qu’ils s'avèrent très vite insuffisants.
Car même lorsque les salarié(e)s du secteur théâtral se paient peu, la production du spectacle conserve un coût élevé du fait des moyens qu'elle nécessite. Or une fois ces décisions prises, tout reste à faire : bâtir l'inexistant, rééquiper l'existant, soutenir la fondation et la réitération annuelle de festivals et de programmations dans des structures de toute nature, celles déjà existantes et celles émergeantes.
L'administration centrale applique également des arbitrages en fonction des réalités politiques du pays. Pour autant l'Etat intègre cette branche d'activité dans ses planifications économiques pluriannuelles, notamment pour la construction des maisons de la culture. C'est l'époque de l'invention du théâtre service public, dont les fondations sont plus anciennes.
Dès le début du XXe siècle, divers artistes de théâtre ont effectivement organisé un théâtre d'art qui tient également à être un théâtre populaire, c'est-à-dire ouvert à toutes les catégories sociales du public. Une entreprise théâtrale qui - en recourant certaines fois à l'itinérance sous chapiteau, ou d'autres fois à des théâtres antiques, à des cirques bâtis ou à des sites historiques à ciel ouvert - fait le contrepoint artistique et social à ce qui se joue dans les théâtres privés, artistiquement et sociologiquement, sur scène et dans la salle.
A Paris, jusque dans les années soixante, les théâtres privés sont nombreux et majoritaires. Des édifices théâtraux datant de la libéralisation du théâtre survenue au XIXe siècle et dotés de salles à l'italienne, certaines fois gigantesques, où l'architecture reproduit la séparation des classes sociales. Pour des raisons liées à l'évolution cartographique de Paris durant cette même époque, ils sont principalement regroupés sur les boulevards de la Rive droite.
Les cœurs du Nouveau théâtre (terminologie que l'on doit à Geneviève Serreau) vont alors battre sur la Rive gauche, au quartier Latin et à Saint-Germain-des-Prés où la vie culturelle parisienne d'après-guerre prend forme. Ce franchissement déterminant du nord au sud de la capitale que le théâtre a fait pour la première fois au XVIIIe siècle, le théâtre de foire permettant alors aux arts du spectacle d'exister sur la rive gauche de la Seine. Ceci survient plusieurs décennies avant qu'on en vienne à raser des quartiers de ce secteur pour l'édification du Théâtre de la Reine (Odéon), ceci peu avant que l'Ancien Régime ne s'achève.
Dans le contexte de l'après-guerre, il existe aussi une vision très claire de la conjugaison des effets voulus par la création des services publics : si les conditions de vie sont meilleures et si le théâtre est moins cher, il semble évident que le public viendra et c'est ce qui se produit, confortant ainsi l'idée de soutenir le théâtre avec de l'argent public. Par ailleurs depuis la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation de l'Eglise et de l'Etat, ce dernier ne considère plus le théâtre avec autant de méfiance. Le théâtre redevient alors un des lieux de la liberté d'expression en assemblée.
En 1959, la création du ministère des Affaires culturelles permet d'attribuer des subventions destinées au théâtre de façon plus conséquente, c'est alors le début de la concrétisation d'un projet de politique culturelle de longue haleine en faveur des arts, dont certains des fondamentaux datent de la Révolution française, notamment sur du rôle du théâtre dans l'instruction du peuple.
Tandis que dès les années cinquante il y a tant à faire, les subventions ne sont jamais à la hauteur de l'intégralité des coûts réels. Bien des professionnels du théâtre gagnent peu, ou à de nombreuses reprises ne se paient pas. Il arrive encore de nombreuses fois que des entreprises théâtrales tombent en faillite, l'unique responsable légal étant alors la personne engagée en son nom personnel, qui le plus souvent est l'artiste. C'est le cas à trois reprises pour Jean-Marie Serreau durant sa carrière, notamment pour le Théâtre de Babylone, tandis que c'est encore sa situation en 1971 lorsqu'il s'installe à la Cartoucherie, car le surendettement économique est une structure chronique au long cours.
Enfin s'agissant du contexte des années cinquante, il faut aussi comprendre que le public est composé de personnes n'ayant pas pris part aux mêmes divisions politiques durant le dernier conflit mondial, certaines ayant été les victimes directes de multiples formes de persécution. En 1945 ces personnes ne se retrouvent pas du tout dans les mêmes situations de confort économique, alimentaire et matériel, ni dans les mêmes états de santé physique et de santé psychique.
Dans la première période qui fait immédiatement suite à la Seconde guerre mondiale, tandis que le marché noir perdure, aucun dispositif n'est encore prévu pour la prise en charges de ceux qui deviendront effectivement des pensionnés de guerres. Cette situation est solutionnés dans l'urgence par les travaux parlementaires du Gouvernement provisoire de 1945 à 1946, où pour la première fois pas moins de trente fois femmes sont élues députées. Mais jusqu'à la fin des années cinquante, dans les rues de Paris et d'ailleurs, des familles meurent de froid et de faim plusieurs années de suite, qu'on se souvienne seulement de l'appel lancé par l'abbé Pierre durant l'hiver 1954.
Par ailleurs, rien n'est légalement prévu pour les rares personnes juives de retour à Paris après avoir survécu aux camps de la mort lorsqu'elles découvrent que leurs logements sont occupés par d'autres personnes les louant ou les ayant acquis avec force de loi, que tous leurs biens ont disparu et que leurs postes de travail sont occupés par d'autres personnes, y compris dans le secteur du théâtre. Que l'on songe seulement aux deux mille deux cents œuvres non restituées après la guerre et dont on confie alors la garde aux musées nationaux (MNR) dans la perspective de leurs restitutions. Les recherches nécessaires pour identifier leurs propriétaires se poursuivent encore aujourd'hui.
Cette situation, qui dans le secteur du théâtre fait suite à l'ordonnance du 3 octobre 1942 du régime de Vichy interdisant aux personnes juives d’exercer tous les métiers des milieux artistiques - des artistes aux ouvreuses en passant par les professions administratives et techniques - concerne notamment Paul Abram (1883-1969). Romancier, critique littéraire et metteur en scène, Paul Abram est nommé directeur du Théâtre de l’Odéon en 1930. Suite à l'ordonnance de 1942, il est contraint de s'exiler pour survivre. De retour à Paris en 1944, il reprend ce poste qu'il occupe jusqu'au 7 octobre 1946, date à laquelle il devient le directeur du Conservatoire National d'Art Dramatique dont c'est alors la fondation.
Dans ce contexte, quel théâtre peut prendre forme tandis que l'humanité a successivement inventé la chambre à gaz et la bombe atomique ? Quelles peuvent être les œuvres permettant de convier à nouveau ce public à...
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