
Exercices réguliers, hygiène de vie, périodes de silence, voire thérapie expérimentale, les artistes doivent souvent se plier à une discipline stricte pour préserver leur voix.
Au plus fort de sa tournée de 200 concerts, dans la foulée de son premier album Oceano Nox, Clara Ysé enchaînait jusqu’à quatre spectacles par semaine lorsqu’elle a perdu sa voix en plein milieu de sa performance à la Cartonnerie de Reims, le 20 novembre dernier. «C’était affreux, confie-t-elle. Parce qu’il s’agit de mon instrument, j’ai ressenti un profond vertige. Plus aucun son ne sortait de ma bouche.» Une extinction de voix est l’une des pires épreuves pour un chanteur. Que ce soit à cause d’une blessure, d’un problème de santé ou du surmenage, l’expérience peut s’avérer humiliante et avoir des conséquences physiques et psychologiques redoutables, en plus de représenter un manque à gagner certain.
Attendue deux jours plus tard à Bordeaux, puis Poitiers et La Roche-sur-Yon, sans aucune relâche, Clara Ysé se persuade qu’elle pourra monter sur scène. Mais la laryngite qui a provoqué son aphonie rend les reports inévitables. Une décision difficile à laquelle ont déjà dû faire face, ces derniers mois, les irréductibles Bruce Springsteen et Sting.
«Je me sentais tellement coupable de trahir ceux qui avaient fait le déplacement, parfois de loin, pour venir me voir», poursuit-elle. «Quand tu as un concert de temps en temps – et je suis la première à le faire – tu peux te dire : “Je passe en force, puis je me repose”. Mais quand tu as des concerts tous les jours, c’est impossible. La voix ne pardonne pas.»
Il n’y a pas que les virus qui fragilisent les cordes vocales. «Allergies alimentaires, reflux, remontées acides, pollution, clim’, stress, fatigue, faim ou excès de nourriture : la voix est vivante, et c’est justement ce qui la rend si sensible», témoigne Carole Masseport, musicienne chanteuse, professeure de chant au Chantier des Francofolies de La Rochelle. Au-delà des remèdes de première intention, comme les tisanes de thym et les pastilles adoucissantes, l’entretien de la voix exige une compréhension fine de son fonctionnement, associée à une discipline de fer.
Une mécanique fine
«Maîtriser sa respiration est à la base de tout édifice vocal», insiste Klaar, chanteur de la formation polyphonique Kriill. Eprouvé à l’exercice du classique, de l’improvisation jazz et du be-bop, il dirige aussi une chorale basque à quatre voix, fait du théâtre de rue et enseigne le chant depuis son domicile. «En grandissant, on passe de la respiration abdominale, instinctive chez l’enfant, à la respiration thoracique, associée au stress. Ce schéma, qui contracte les épaules et le cou, réduit l’amplitude respiratoire : c’est comme chanter en apnée. Un exercice simple – poser une main sur le ventre, l’autre sur le thorax, abaisser son diaphragme pour inspirer en gonflant le ventre plutôt que la poitrine – permet de réapprendre au corps que la respiration abdominale est plus naturelle, saine. La voix gagne en fluidité, souplesse et nuances.» Matthew Bellamy, chanteur de Muse, réputé pour «inspirer comme un fumeur asthmatique entre chaque couplet» selon ses fans, dont Klaar, gagnerait à s’en inspirer.
«Bien respirer agit comme un accordage, dit Carole Masseport. Pour émettre un son, on apprend entre autres à contrôler la pression de l’air qu’on envoie sur les cordes vocales, c’est-à-dire contrôler la remontée naturelle du diaphragme à l’expiration. L’air fait vibrer les cordes qui créent des ondes plus ou moins grandes qui résonnent dans ce qu’on appelle le masque et ses résonateurs : le palais, les sinus, les joues, le nez et la langue forment les voyelles et consonnes et toute une palette de couleurs de la voix.» Clara Ysé ajoute : «Une mauvaise gestion de son diaphragme entraîne un flux d’air irrégulier sur les cordes vocales – trop sur les aigus, trop peu sur les graves – ce qui les fatigue et les agresse.» Formée au chant lyrique, elle s’est forgé une voix singulière au contact des musiques traditionnelles grecques et latino-américaines. Les exercices de la paille, pour apprendre à contrôler la pression de l’air, lui sont d’un grand secours pour se préserver du surmenage, ou pire de l’apparition de nodules, pouvant conduire à l’opération chirurgicale, comme pour Elton John. «Le travail du souffle, la gestion du diaphragme et la maîtrise des résonateurs forment le fondement universel de toute technique vocale, et loin de nous faire perdre en naturel, elle permet de créer le chemin le plus court entre l’émotion et l’oreille de l’auditeur», plaide-t-elle. De quoi venir désacraliser le geste vocal et ses mystères.
Jehnny Beth, ex-cheffe de file explosive du groupe de post-punk Savages, s’est aussi reposée sur la technique avant d’aborder l’enregistrement de son nouvel album solo, You Heartbreaker, You. Elle y explore les registres extrêmes du metal, allant du cri le plus tapageur au chuchotement le plus étranglé. «On a tendance à croire que le cri vient du ventre, mais pour produire un fry (ou grésillement), il faut générer une saturation dans la gorge en utilisant un minimum d’air, contrairement aux techniques classiques qui privilégient le souffle abdominal.» Parce que c’est contre-intuitif, ça ne s’invente pas !
Caisson de décompression
Pour préserver ou sauver leur voix, les artistes redoublent d’efforts et cèdent même à toutes les excentricités. Patrick Watson, qui a été incapable de produire le moindre son pendant trois mois en raison d’un vaisseau sanguin rompu sur ses cordes vocales, s’est tourné vers l’oxygénothérapie hyperbare en caisson de décompression - qui consiste à respirer de l’oxygène pur à une pression supérieure à la normale pour accélérer la cicatrisation. «La seule façon de tenir pour un claustrophobe comme moi était de m’immerger dans une masterclass de Hans Zimmer tellement barbante que j’en oubliais ma peur», plaisante-t-il. Ne sachant pas s’il pourrait chanter à nouveau, il a d’abord choisi de confier les chansons de son nouvel album Uh Oh à l’interprétation de Charlotte Cardin, Solann, Martha Wainwright, November Ultra, avant de finalement partager le micro avec elles. Sa méthode, aussi peu conventionnelle soit-elle, a fait ses preuves.
Quelques règles immuables semblent néanmoins faire l’unanimité : dormir autant que possible, huit heures par nuit, et bien s’hydrater. Même s’il est difficile de fermer l’œil en tournée, ballotté d’hôtel en hôtel, le tour bus n’offrant guère plus de répit. Klaar, adepte d’acupuncture et...
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