
À l’instar du laboratoire culturel de Seine-Saint-Denis, de nombreux théâtres de recherche, à l’ombre des grandes scènes, luttent pour leur survie, asphyxiés par des coupes budgétaires. Ils cherchent encore la manière de peser collectivement.
BagnoletBagnolet (Seine-Saint-Denis).– Pendant plus de deux heures, chacun·e y est allé·e de son idée pour sauver l’endroit. Ils et elles étaient deux cents, certain·es assis·es en cercle sur la scène, d’autres dans les gradins du public, à participer le 9 septembre au soir à une assemblée de crise. L’avenir de L’Échangeur, théâtre emblématique de Seine-Saint-Denis, est menacé.
Une femme se dit prête à payer des billets à un tarif plus élevé pour la saison à venir. Un intervenant évoque un crowdfunding pour « faire appel à la charité », suscitant des remous dans la salle. Un spectateur propose, mi-sérieux, mi-rieur, de créer un spectacle, « une Divine Comédie ou une farce avec Rachida Dati et François Bayrou, que l’on ferait tourner dans les lieux concernés par les coupes budgétaires, comme un chant du cygne ».
Un autre plaide pour médiatiser davantage la situation : « Il nous faut trouver des amplis de guitare pour que ça sonne plus fort. » Plus ferme, un autre envisage l’occupation des lieux : « Il faut savoir s’approcher de la limite de la légalité [...]. Si l’on n’obtient pas l’argent [des subventions], il faut continuer à payer les salaires de l’équipe avec l’argent qui reste, et arrêter de payer les loyers. »
Le théâtre de L’Échangeur, ouvert en 1996, compte 2 000 mètres carrés de locaux, dont deux salles de spectacle, nichés tout contre le périphérique parisien, à l’entrée de la ville de Bagnolet (Seine-Saint-Denis). Environ 9 000 personnes l’ont fréquenté l’an dernier. Il pourrait devoir fermer ses portes dans les semaines à venir, alors même que la saison 2025-2026 vient de démarrer.
La structure dirigée par Régis Hébette, qui est aussi un lieu ressource pour beaucoup de compagnies indépendantes qui y rodent leurs spectacles, avait pris acte début mai de la perte de 60 000 euros de subventions de la direction régionale des affaires culturelles (Drac) d’Île-de-France, après une première coupe de 20 000 euros l’an dernier. Le département de Seine-Saint-Denis, lui, avait aussi annoncé la suppression de 15 000 euros d’aide. Soit une perte de 15 % du budget annuel.
« On a déjà énormément coupé dans les budgets depuis des années. On a coupé tout ce qu’on pouvait, assure Régis Hébette en début de soirée. On tient nos deux salles avec six postes. Avec cinq postes, je ne prends plus la responsabilité d’ouvrir au public. Pour nous, cette coupe budgétaire vaut fermeture. Alors on s’est dit : dans ces circonstances, notre seul salut, c’est l’information au public. »
Un collectif de 1 000 personnes
Ce fut le début d’une mobilisation originale, mêlant professionnel·les du spectacle, riverain·es de Bagnolet attaché·es à leur théâtre, personnel associatif et élu·es de gauche et syndicalistes. Un collectif, Les Amis de L’Échangeur, a vu le jour, qui rassemble à présent plus de 1 000 personnes. Des réunions publiques se sont déroulées entre les murs du théâtre, pour s’entendre sur la stratégie à suivre.
« Le théâtre est détruit de partout, mais je ne connais pas beaucoup de théâtres comme L’Échangeur qui résistent, avec son équipe, les équipes artistiques [des compagnies extérieures], les citoyens... », intervient, durant la soirée, Yan Allegret, du Nouveau Gare au Théâtre de Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne).
« Je ne compte plus les projets qu’on a construits avec L’Échangeur, des dizaines, qui ont impliqué des centaines d’élèves, avance auprès de Mediapart Sébastien Marguet, professeur de français en collège à Bagnolet, 54 ans, qui fait partie de l’association des amis du lieu, présent ce soir-là lui-aussi. Pour nous, cet endroit est une ruche, un lieu d’ouverture, de découverte, mais aussi de pratique pour nos élèves. »
Ce soir de septembre, pour la cinquième AG, l’ambiance est inquiète. Il y a bien une victoire au compteur : le département a fait marche arrière, confirmant le versement des 15 000 euros supprimés au printemps. « On a réussi à renverser la tendance », se félicite Régis Hébette. Mais le Festival d’Avignon, sur lequel l’équipe avait misé pour enclencher une mobilisation plus vocale à partir de juillet, n’a pas été un moment fort de la contestation.
"Les politiques sont à ce stade très peu réceptifs pour défendre la dimension recherche, laboratoire, de notre travail."
Pierre Meunier, codirecteur d’une compagnie de l’Allier
Sur le fond, ce sont surtout les relations avec le ministère de la culture et la Drac qui interrogent. Début juin, Alexis Corbière (L’Après, ex-LFI), député de la circonscription de Bagnolet, et sa collègue Sarah Legrain (LFI) ont chacun·e adressé des courriers inquiets à la ministre alors en poste, Rachida Dati.
Mais la réponse de l’intéressée, datée du 22 juillet, fut une douche froide. Non seulement Rachida Dati considère que « l’association [du théâtre de L’Échangeur] n’a pas souhaité s’engager dans la voie du dialogue, s’exprimant par voie de presse » et surtout lors de ces assemblées générales ouvertes à tous. Mais elle pose surtout les conditions d’une nouvelle équation budgétaire : si le théâtre veut toucher le reste de la subvention de la Drac promise pour 2025 (quelque 100 000 euros), il lui faut avant cela « présenter un projet et un modèle économiques viables ».
« Proposer un nouveau projet, en si peu de temps, pour obtenir les 100 000 euros restants de la Drac, c’est infaisable. Moi, je ne relève pas le gant », prévient Régis Hébette qui résume, ce 9 septembre : « Dans trois semaines, on est en cessation de paiement. » La situation est d’autant plus tendue qu’il n’y a désormais plus de ministre, et que le prochain directeur de la Drac doit prendre ses fonctions en octobre.
Présent durant la réunion, le maire de Bagnolet, le socialiste Tony Di Martino, se veut plus rassurant : des réunions de travail vont reprendre avec les tutelles. Lui imagine un projet de réaménagement du quartier, au terme duquel la ville rachèterait les murs de ce théâtre, à ce stade détenu par un bailleur privé. « On va bouger de manière très concrète sur le foncier, dans les prochaines semaines », assure-t-il.
D’autres lieux de recherche menacés en France
La situation de L’Échangeur est symptomatique d’un milieu du spectacle vivant frappé de plein fouet par les coupes budgétaires, depuis au moins deux ans. Mais elle documente aussi, plus précisément, l’extrême précarité de ces lieux de recherche et de résidence, indispensables à l’écosystème culturel, mais moins visibles que les grandes salles subventionnées, et qui pourraient bien être les premiers à mettre la clé sous la porte dans les mois à venir.
D’autres scènes de recherche voient leur avenir menacé. À Hérisson, dans l’Allier, Le Cube grimace. « Nous avons appris en juin que nous perdions d’un coup 30 % de nos subventions publiques », décrit Pierre Meunier, qui codirige la compagnie avec Marguerite Bordat.
La région Auvergne-Rhône-Alpes de Laurent Wauquiez, en particulier, a coupé l’intégralité de la subvention destinée à la compagnie (33 000 euros). Mais elle a maintenu les 15 000 euros de soutien aux activités de résidence. « Ils pensent qu’ils continuent comme cela à soutenir des équipements culturels en territoire rural, mais ce lieu ne peut exister que si la compagnie parvient à vivre aussi, ce sont deux activités inséparables », assure Pierre Meunier.
« Les politiques sont à ce stade très peu réceptifs pour défendre la dimension recherche, laboratoire, de notre travail, cela ne fait pas partie de leurs priorités. Il faut faire beaucoup de pédagogie pour leur expliquer l’importance de ce qui se joue dans ce travail de long terme, souvent invisible », ajoute-t-il.
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