Vertigineux paradoxe, la musique jouée en live se fait de plus en plus à l’aide de logiciels, rendant accessoire la présence des instrumentistes.
« L’IA, futur désirable pour la musique ? », questionnera lors d’un grand débat le Marché des musiques actuelles (MaMA), convention professionnelle prévue du 11 au 13 octobre dans le quartier de Pigalle, à Paris. Avec une inquiétude sous-jacente : « Les créateurs pourraient-ils être dépossédés de leur art ou bien voir celui-ci augmenté comme jamais ? » Ce dilemme caractérise déjà l’évolution qu’a connue la musique live depuis une quinzaine d’années et que l’intelligence artificielle ne peut qu’accentuer : l’effacement de l’intervention humaine au profit de logiciels. Dans le cas le plus extrême, la présence scénique peut être réduite à sa plus simple expression : un micro pour la voix et, pour tout accompagnement, une petite main déclenchant des sons enregistrés depuis un ordinateur portable. L’expérience du live peut se passer de musiciens, vertigineux paradoxe.
Un tabou a été transgressé sans que le public, apparemment, ne s’en émeuve. En 1984, au Théâtre des Champs-Elysées, à Paris, Léo Ferré s’illustrait en chantant sur les bandes orchestre de ses enregistrements studio, ce qui provoqua chez ses admirateurs consternation – ou admiration pour ce geste situationniste. Généralisé à la télévision, le playback, un terme qui s’applique à la synchronisation labiale mais aussi au recours à une bande-son, était unanimement considéré comme une escroquerie à la scène. Un scandale, qui pouvait ruiner une carrière. Ce fut le cas en 1989 pour le duo franco-allemand Milli Vanilli, victime d’un accident technique lors d’un concert aux Etats-Unis. Son producteur, Frank Farian, dut avouer la supercherie : aucun de ses protégés, doublés par des vocalistes américains, ne chantait la moindre note.
Aujourd’hui, le playback vocal en live est toujours inadmissible. Théoriquement, du moins. Il peut en effet être contraint par l’effort chorégraphique, des stars comme Michael Jackson et sa sœur Janet, Madonna ou Britney Spears ayant montré la voie. Il est fréquent aussi qu’un interprète ajoute son timbre à des strates vocales enregistrées. Et les harmonies – à une ou deux voix – peuvent encore être générées automatiquement par une pédale d’effet.
Conséquence du home studio
Mais un article comme celui que publia Jon Pareles dans The New York Times en 1989 ne susciterait plus aucune réaction, car ce qu’il dénonçait est devenu la règle : ce critique américain s’indignait d’avoir entendu des sons de batterie non joués à des concerts des groupes Bananarama et The Bangles, et de clavier en ce qui concerne Depeche Mode. Il rappelait que, pour des raisons économiques, des chanteurs de disco se produisaient déjà dans les clubs avec « seulement un microphone et une bande enregistrée » dans les années 1970. Et que, lors d’une tournée en 1978, la réputation de l’ensemble pop britannique Electric Light Orchestra avait été ternie par du playback orchestral. Un promoteur avait même porté plainte aux Etats-Unis.
Qui songerait à le faire aujourd’hui tant les backing tracks sont répandus dans les concerts ? Dans tous les genres des musiques populaires, y compris ceux qui ont toujours valorisé l’« authenticité » (rock, folk ou country en premier lieu), en opposition aux synthétiseurs, aux boîtes à rythme et aux échantillonneurs des musiques électroniques. La domination des sons dits « urbains » (hip-hop et R’n’B) portée par la révolution numérique a rebattu les cartes.
La transformation de l’expérience scénique apparaît d’abord comme une conséquence du home studio, qui a démocratisé la production musicale en encourageant l’isolement et l’autarcie. Plus besoin de former un groupe, le « one-man-band » est à portée de main. Une révolution qui remonte au lancement, en 1985, de l’ordinateur Atari ST, qui a popularisé le standard MIDI – pour Musical Instrument Digital Interface. Celui-ci permet, à partir d’un clavier ou d’un séquenceur, de piloter des instruments électroniques et de les synchroniser pour le tempo, le départ ou l’arrêt. Sur scène, un musicien peut déclencher un sample à partir d’un clavier, d’un pédalier ou des touches en gomme d’un pad.
Pour la modique somme de 34,99 euros, Apple propose son application MainStage afin d’« enrichir vos lives de pistes d’accompagnement préenregistrées » avec « un son aussi pur sur scène qu’en studio ». « Le Mac devient le cœur de votre installation live », et c’est bien le problème, toujours le même – l’interopérabilité – avec la marque à la pomme : MainStage ne peut être utilisé qu’avec l’ordinateur maison. Cette contrainte aura favorisé la référence vers laquelle se sont massivement tournés les professionnels : Ableton Live.
La « success story » Ableton
Symboliquement, c’est au pays des hommes-machines de Kraftwerk qu’est né le live moderne. Berlin, quartier de Prenzlauer Berg, jadis dans la partie orientale de la ville, aujourd’hui « alternatif » et gentrifié. S’y trouve le quartier général d’Ableton, une des plus grandes...
Lire la suite sur lemonde.fr