Le modèle économique actuel est tellement déséquilibré qu'il menace l'existence même des acteurs du secteur de la musique, avec des tarifs moyens jamais atteints en deux siècles.
Le concert est-il désormais un produit de luxe? Le prix moyen d'une place a battu un nouveau record au premier trimestre 2024, atteignant 123,25 dollars (environ 115 euros) sur les cent plus grosses tournées américaines. À première vue, on pourrait simplement le relier au contexte économique global.
Comme on le craignait, la pandémie a provoqué un effet rebond: les revenus non gagnés en 2020 et 2021 ont dû être rattrapés, et la hausse des coûts pour tous les acteurs du secteur a été compensée sur le prix du ticket de concert. Elle a en réalité été surcompensée: d'après une autre étude Pollstar pour le Wall Street Journal, le tarif moyen d'une place sur une grosse tournée était d'environ 90 dollars en 2020, à peine plus de 60 dollars en 2021, pour grimper à près de 110 dollars l'année d'après et atteindre 120 dollars en 2023. Quand on prend en compte l'inflation, le prix a en réalité augmenté chaque année, avec une croissance annuelle plus importante que sur les dix ans précédents.
Évidemment, il n'y pas de responsable unique à la situation actuelle. Mais la tendance s'est accélérée, avec une concentration du marché autour d'une poignée d'artistes, d'une plateforme de vente, et donc une explosion de la demande qui attire les dérives. Tout comme l'économie du streaming est ultradominée par une petite minorité d'artistes capables d'atteindre le million d'écoutes et boostée par la force de frappe des trois grosses majors, celle du concert devient elle aussi très bancale.
Le monstre à deux têtes
La force d'attraction de Taylor Swift, Beyoncé ou encore Bruce Springsteen crée une demande énorme, et les plus grosses stars font des shows toujours plus extravagants et donc plus coûteux. Un responsable logistique de tournées majeures comme celles de Madonna ou des Rolling Stones a ainsi rapporté à la BBC: «Quand les gens comprennent l'étendue de tout ce qui se passe derrière, ils commencent à cerner pourquoi le coût est ce qu'il est.» D'ailleurs, on peut noter que des artistes fixent régulièrement des tarifs plus bas que le prix que devraient payer les fans, pour rester abordables.
Ensuite et surtout, ce modèle est régi par le monstre à deux têtes: Live Nation Entertainment, qui réunit l'organisateur de concerts éponyme et Ticketmaster. Live Nation, en plus de gérer tournées et artistes, contrôle une centaine de lieux et festivals dans le monde et voit la fréquentation de ces concerts grimper en flèche grâce aux événements tenus dans des grandes salles ou des arenas. L'entité s'attend en 2025 à accueillir toujours plus de public.
Quant à Ticketmaster, il monopolise outrageusement le marché de la vente de billets depuis plus de trente ans. Comme l'a résumé The Verge, «en échange de la somme que les salles recevaient en partageant les revenus des billets, elles ont accepté d'utiliser uniquement Ticketmaster pour vendre leurs places, et c'est vraiment comme ça que Ticketmaster gagne son argent».
L'exclusivité fait grimper les tarifs et provoque une hausse de la revente de billets, mais pas que. En plus des particuliers, il existe tout un marché noir de comptes Ticketmaster, détournés par des professionnels de la revente à prix d'or. Le cas récent de la tournée de Taylor Swift a montré à quel point cette situation peut devenir absurde: Ticketmaster ouvre les préventes en ligne, les fans se ruent sur la liste d'attente, au point que le site plante. Malgré tout, 2,4 millions de billets sont vendus, en partie accaparés par des revendeurs qui ont acheté un stock de places et les ont remis sur le marché en faisant exploser le montant.
Cette chasse au ticket prend un tel relief qu'on en vient à se demander si un système de mérite, pour mettre en premier les fans les plus actifs, serait utile. Les artistes eux-mêmes dénoncent un système brisé et gangrené par les revendeurs, dans une lettre signée par 250 personnalités.
Des conséquences déjà bien visibles
Un malaise plus profond s'installe aussi entre les fans et les artistes. Aller voir un concert d'un groupe de rock pourrait parfois être teinté du même sentiment de privilège qu'une soirée à l'opéra. Un sacré grand écart, pour un courant à la base populaire et irrévérencieux.
Par exemple, une place pour voir Pearl Jam, qui s'est longtemps battu contre Ticketmaster et son monopole dans les années 1990 –au point d'organiser ses propres tournées dans des lieux hors du circuit classique– coûtait au minimum près de 150 euros. Le comble? Les billets se sont mal vendus, alors le groupe a cassé son prix. Des places sont disponibles à moins de 60 euros, de quoi irriter encore plus celles et ceux qui ont payé pour des préventes.
Cette solution d'urgence montre à quel point l'industrie de la musique live est fragile. Ces derniers mois, c'en est au point où des artistes internationaux renoncent à leur tournée parce qu'ils ne vont pas rentrer dans leurs frais, faute de ventes suffisantes.
Plus grave encore, ce sont des structures et festivals qui disparaissent les uns après les autres. Tous ces lieux qui ont dû blinder leur programmation pour espérer relancer la machine, quitte à être en forte concurrence, ont pris un énorme coup de massue, qui pour des centaines d'entre eux a été fatal.
Live DMA, qui réunit des associations d'organisateurs de concerts en Europe, résumait dans une étude en janvier 2023: «Les salles qui comptent surtout sur les subventions souffrent du fait qu'elles n'ont pas assez augmenté pour compenser la hausse des coûts, et les salles qui comptent surtout sur l'argent du public ont du mal à attirer les amoureux de musique: les prix des places et de la restauration s'envolent, ce qui provoque une inquiétude du public qui n'aurait plus accès au concert faute de moyens. Les salles et clubs sont donc en lutte pour garder une offre accessible pour être à l'écoute des publics, qui s'inquiètent de la récession et du coût général de la vie, et pas en priorité des places de concerts.»
Une drôle d'évolution
Avec le recul des deux dernières décennies, on constate aussi que dans un système où les revenus des musiciens ne proviennent plus vraiment de la vente de musique en elle-même, les concerts sont devenus d'autant plus importants et donc coûteux. Si l'on regarde vraiment en arrière, avant même la musique enregistrée, on observe que le coût du spectacle atteint aujourd'hui des sommets jamais vus depuis que les concerts sont ouverts au public.
Le concert public sous sa forme moderne a été créé par Philidor en 1725, avec le «Concert Spirituel». Mais il restait réservé à une élite sociale et urbaine, la démocratisation ne s'est faite qu'au siècle suivant. Selon le chercheur David Ledent, «la date importante est 1861 avec la création des “Concerts populaires” de Pasdeloup, qui existent encore aujourd'hui. Ils se tenaient au cirque Napoléon [l'actuel Cirque d'Hiver] de 1861 à 1870, avec une jauge de 4.000 spectateurs! Le public était très varié socialement. La Société des concerts vendait de 2 à 12 francs la place, mais les Concerts populaires coûtaient de 75 centimes à 5 francs la place. Au moins deux fois moins chers donc.» Pour référence, le salaire moyen par jour à l'époque était d'environ 2 francs.
Même en remontant à l'Ancien Régime, pour un concert en 1755, «le prix des places restait fixé à six livres aux premières loges, quatre aux galeries, et trois au parquet, qui était assis et où n'entraient que les hommes», d'après Michel Brenet. Ce qui voudrait dire qu'un concert privé entre gens fortunés coûtait pour une place en loge environ 67 euros actuels. L'ouverture du concert à toutes les classes sociales, depuis environ 150 ans, a reposé sur l'idée qu'il soit accessible. Sans quoi les cabarets, les orchestres populaires et toutes les formes de festivités musicales qui en ont découlé n'auraient jamais pu exister.
Pour revenir à la période actuelle, la viabilité de l'industrie du concert repose sans doute sur des...
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