Confrontées à des frais d’électricité et de chauffage exorbitants, les scènes françaises tentent de survivre. Face à un soutien jugé insuffisant du ministère de la Culture, certaines sont contraintes de fermer temporairement ou de réduire le nombre de productions.
C’est une crise qui vient réveiller un mauvais état général, et qui, par l’ampleur de ce qu’elle déclenche, semble ne plus rien avoir de conjoncturel, c’est-à-dire limité dans le temps. Une crise vécue par tout un chacun, celle de l’inflation du coût de l’énergie, mais qui laisse exsangue la majorité des théâtres et les opéras placés dans une situation catastrophique. Lesquels sont face à une équation imprévue : où donc dénicher les centaines de milliers d’euros de frais d’électricité et chauffage supplémentaires dans un budget de fonctionnement qui s’érode chaque année ? S’agit-il d’étrangler celui dédié à l’artistique ?
Le 6 mars, le Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac), principal syndicat des scènes nationales et centres chorégraphiques, adressait une supplique au ministère de la Culture et au gouvernement : «N’éteignez pas les lumières sur le spectacle vivant.» La pétition a déjà accueilli plus de 7 300 signatures en une poignée de jours. L’exigence n’est cependant pas uniquement financière. Le texte dénonce des budgets alloués à la création artistique qui ne cessent de «s’assécher» tandis que les «injonctions» diverses et les frais de fonctionnement s’accroissent. «Comment faire plus avec moins ? Comment continuer à créer des spectacles, faire venir plus de publics, initier davantage de médiation avec moins d’argent, moins de personnel, moins de temps ? Mais surtout comment le secteur de la culture peut-il accompagner les mutations de notre société ?»
«Du sparadrap sur une plaie béante»
Le président du Syndeac, Nicolas Dubourg, tonne : «Cela fait huit mois qu’on alerte le gouvernement sur la catastrophe à venir. Les subventions sont en baisse ou en budget constant donc, au premier choc, face à l’inflation, on décroche. C’est toute la politique culturelle mise en place depuis soixante-dix ans qui risque de s’effondrer…» Certes, la ministre de la Culture vient de proposer aux dix lieux les plus touchés par région, une mesure compensatoire d’à peu près 10 % du déficit, soit une enveloppe globale de 3,5 millions – la quasi-totalité des scènes n’étant par ailleurs pas éligibles aux mesures mises en place en 2022 pour les entreprises. «C’est une aide ponctuelle qui règle 10 % de l’ardoise, ajoute le syndicaliste, alors qu’il y a un problème structurel lié à des décennies de désinvestissement lié à la difficulté de considérer les scènes subventionnées comme un service véritablement public.»
Concrètement, et de manière inédite, un certain nombre de lieux conventionnés n’ont pas d’autres choix que d’assumer une fermeture temporaire durant un temps variable en hiver. C’est notamment le cas du Chêne noir à Avignon, qui présente des spectacles toute l’année, et qui pour la première fois depuis sa création en 1967 a décidé d’annuler 60 % de sa programmation hors festival. «On fait face à une augmentation non budgétée de 100 000 euros de frais d’électricité et chauffage, alors même que quinze jours plus tôt EDF nous promettait des prix plafonnés. On a annulé en catastrophe des spectacles, en laissant des dizaines d’artistes et de techniciens sur le carreau. On supprime des résidences, on résilie la location d’un hangar pour les décors, on vend une photocopieuse…» explique le directeur du théâtre Julien Gelas, visiblement ému. Des économies de bouts de chandelle afin d’éviter des licenciements dans l’équipe permanente.
Si l’aide du ministère de la Culture débloquée en urgence compense pour moitié les pertes, l’avenir immédiat du théâtre dépend du festival d’Avignon 2023 qui lui permettra d’engranger à nouveau des fonds propres. «Sans évolutions majeures, les secours ponctuels sont des bouts de sparadrap sur une plaie béante», estime Julien Genas, au bord du crash. Des bouts de sparadrap d’autant plus aptes à se décoller «qu’on attend encore du ministère et des collectivités, une rénovation thermique des établissements qui pour beaucoup d’entre eux sont des passoires», pointe une bonne connaisseuse des théâtres. L’ensemble de nos interlocuteurs ont en effet bien conscience que la crise énergétique pas près de se résorber pourrait être l’ultimatum qui invite enfin à une transition écologique en actes et à la consommation d’énergies alternatives (notamment la géothermie).
«Peau de chagrin»
Stéphane Gil codirige le théâtre de la Cité à Toulouse, grand bâtiment mal isolé de la fin des années 90, 11 000 mètres carrés, en activité 330 jours par an. Il a lui aussi décidé de fermer l’établissement du 15 décembre 2023 au 15 janvier 2024 afin d’éviter la facture fatidique. Durant ce mois, les trois salles seront louées à des comités d’entreprise et surtout à un autre théâtre en travaux qui pourra ainsi présenter des spectacles. Le directeur ne s’est cependant pas laissé surprendre par le désastre car, dès juillet 2022, son fournisseur de gaz «qui ne propose que de l’énergie verte» lui a annoncé que la facture passerait de 40 000 euros par an à 200 000 ou 300 000 euros l’année suivante, et que la note d’électricité de 70 000 euros en 2021 s’élèverait à 190 000 euros en 2022. «On savait que si on ne changeait rien, on devrait assumer moins 300 000 euros de perte.» Le directeur et son équipe ont donc convenu d’un plan d’attaque et surtout d’une «réécriture du projet» avec une réflexion sur leurs fondamentaux. «Pour ne pas être anéanti par la crise, on a réfléchi à ce que nous souhaitions à tout prix protéger, transformer ou geler. Qu’est-ce qu’on doit changer pour pouvoir garder le même nombre de levers de rideau ? On remontait à peine la pente du Covid…»
Stéphane Gil a diminué d’un tiers le nombre de pièces programmées, en privilégiant celles dont le théâtre de la Cité est coproducteur, en passant de 45 titres par an à 30, mais, hypothèse intéressante car pérenne, il a décidé d’augmenter le nombre de représentations de chacun des spectacles joués. Ce qui mine de rien, tout en réduisant les coûts de transports et de démontage de décors (donc de l’impact carbone), constitue un changement de modèle : «Jusqu’à présent, lorsqu’on présentait un spectacle, on évaluait le nombre de représentations en estimant le taux de remplissage de la salle. Ce qui impliquait de proposer peu de dates, dans une salle très remplie, avec un public qui ne se renouvelle pas, car le bouche à oreille n’a pas le temps de fonctionner. Aujourd’hui, on fait le pari inverse d’un taux de remplissage qui serait moindre mais en laissant à chacun des spectacles le temps de s’installer, d’acquérir une maturité.» Stéphane Gil a prévenu les tutelles qu’il ne fallait plus tabler sur une fréquentation optimale et obtenu leur plein accord. Le théâtre a obtenu l’aide in extremis du ministère, et le directeur ne cache pas sa reconnaissance. Le mois où les salles seront louées, les pièces coproduites se joueront hors les murs.
Dans la très grande majorité des cas, les artistes constatent ...
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