Transformer nos imaginaires : c’est le rôle que l’on donne à la culture et qui explique qu’elle se voie accorder une grande responsabilité dans la transition de la société. Mais les récits que la culture diffuse reflètent, aussi, ceux de notre société. Alors dans quelle mesure le secteur culturel participe-t-il à la création de nouveaux récits ?
Aux Biennales internationales du spectacle (BIS) de Nantes, les 17 et 18 janvier, outre la gouvernance de la transition écologique, l’une des questions transversales était celle des leviers de changement. Le jeudi après-midi, Valérie Martin (ADEME), Céline Rousseau (Mazette) et David Irle (Le bureau des acclimatations) échangeaient avec Jean-Yves Pineau (Les Localos) autour du rôle de la culture dans la fabrique, la diffusion et la réception des nouveaux récits de la transition. Retour sur cet échange, désormais disponible en podcast.
On dit souvent que la culture, c’est « le » secteur par lequel on peut faire changer les choses, car c’est par la culture que se construisent nos imaginaires. Dans quelle mesure peut-on dire que la culture transforme les récits ?
Céline Rousseau : Je crois que ce qui fait la force des imaginaires artistiques, c’est qu’ils font advenir la réalité. Jules Verne a imaginé un monde qui est partiellement advenu. Black Mirror a aussi fait finalement advenir — et ce n’est peut-être pas une bonne nouvelle — des choses qui sont aujourd’hui devenues réalité. Donc si on veut qu’un monde heureux, positif, solidaire, sobre, se mette en place, il faut le rêver ensemble.
« Ce qui fait la force des imaginaires artistiques, c’est qu’ils font advenir la réalité »
Valérie Martin : Dans les travaux que l’on mène à l’ADEME et qui s’appuient sur l’étude de Jules Colé, on s’intéresse aux imaginaires « matérialisés », c’est-à-dire ceux qui ont une dimension concrète. Ce sont des imaginaires qui permettent à chacun·e de passer à l’action, de se mobiliser pour les voir advenir.
David Irle : On est dans un modèle culturel, une façon de vivre, des modes de faire qui ne sont pas soutenables et qu’on doit changer. Sur les nouveaux récits, on peut se raconter qu’il y a une puissance, probablement d’ailleurs un peu manipulatrice, des industries culturelles et créatives (ICC). C’est ce que l’on a voulu montrer avec l’effet Scully par exemple (ndlr : du nom du personnage de Dana Scully de la série X-Files, véritable rôle modèle pour de nombreuses femmes qui se sont orientées vers des filières scientifiques).
Mais la culture, ce ne sont pas que les ICC, c’est aussi un secteur à lucrativité limitée. Et c’est ici qu’on a un levier beaucoup plus puissant, avec le travail en proximité car on va toucher vraiment les gens, on va pouvoir les transformer, peut-être même avec eux.
Mais est-ce que la culture suffit pour impulser le changement ?
Valérie Martin : La question à se poser, c’est comment on agit. Par exemple, beaucoup de personnes peuvent se sentir très démunies après avoir fait une fresque. Elles se demandent comment prolonger ce travail dans leur entreprise, leur organisation. Il ne faut pas que les outils qu’on utilise pour sensibiliser soient juste destinés à cocher des cases. Et si on veut véritablement que la culture puisse aider à changer les récits, elle doit s’engager à se transformer elle-même.
David Irle : En fait ce qu’on constate avec la question des imaginaires, c’est que ça peut être un refuge pour éviter de parler de tout ce qui nous embête. On se réfugie derrière cette idée que nous, acteurs culturels, servons à transformer les imaginaires, et on ne regarde pas le problème de ce qu’on appelle l’incongruence, c’est-à-dire le fait que nos discours et nos actions ne sont pas du tout raccord. Donc oui, on peut convoquer la culture pour raconter des choses sur la fonte de la banquise, mais si nos modèles de production participent activement à la fonte de la banquise, ça ne marche pas.
« La question des imaginaires peut être un refuge pour éviter de parler de tout ce qui nous embête »
Il faut veiller aussi à ne pas montrer le secteur culturel comme un secteur qui se transformerait par lui-même et porterait tout seul le propos d’un changement de culture dans une société qui ne change pas. La culture est un levier d’action et de transformation, ni plus ni moins. Et donc se repose l’enjeu de son utilité sociale.
Alors de manière plus concrète, comment s’y prendre pour faire effectivement de la culture un levier d’action ?
Céline Rousseau : Je vais commencer par un exemple très concret. Pour un événement culturel qu’on a organisé à destination d’une grande entreprise, on a proposé aux salarié·es de choisir entre réaliser une fresque, participer à un grand World café autour de la question de l’énergie en 2050 ou un escape game autour de l’écologie. Et ce qui s’est passé, c’est que les gens, parce qu’ils ont eu le choix, ont traversé cet événement de manière évidemment beaucoup plus engagée. Si on veut emmener vers de nouveaux récits, il faut garder la joie. L’engagement, ça ne passe pas que par la tête, ça passe par le corps et les émotions.
Valérie Martin : Un autre exemple pour réfléchir à la réinvention de nos pratiques et de nos modes de vie, dans nos mobilités en l’occurrence. À l’ADEME, on travaille depuis deux ans sur un projet qui s’appelle l’extrême défi. Il vise à inventer ce qu’on appelle des véhicules intermédiaires (entre les voitures habituelles et le vélo). On y travaille en coopération avec tout un écosystème d’acteurs, des constructeurs automobiles mais aussi des urbanistes et des utilisateur·ices. On essaie d’être présent·es dans toute la France, notamment dans les territoires ruraux. Et ce que ça montre, c’est qu’on peut réinventer nos imaginaires liés à la mobilité.
David Irle : Mais sur les enjeux de mobilité, il me semble que la question ce n’est pas celle du report modal, de la technologie. C’est celle de notre relation culturelle à la vitesse. Et ça, ça se travaille à l’endroit du récit. C’est éminemment culturel.
Car on sait très bien ce qu’est un film sexiste ou raciste, mais qu’est-ce que c’est un film écocidaire ? Quand je regarde Top Gun et que je vois un mec à moto en compétition avec un avion, je vois bien qu’il y a un souci. Par ailleurs, il y a de nouveaux récits puissants qui émergent et qui sont extrêmement inquiétants : le réarmement, c’est un nouveau récit, ou plutôt un...
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