Le milliardaire Pierre-Édouard Stérin, situé à l’extrême droite de l’échiquier idéologique, tente d’infiltrer le secteur culturel par de nombreux canaux. Comment les professionnels du milieu œuvrent-ils avec ce nouveau type d’acteur ?
On ne présente plus, aujourd’hui, l’entrepreneur français Pierre-Édouard Stérin. En 2024, le journal L’Humanité révélait que le fondateur de Smartbox avait un plan pour la France, connu sous le nom de Projet Périclès. Y sont décrites les étapes menant vers « une alliance entre l’extrême droite et la droite ultralibérale » et les objectifs à atteindre pour « servir et sauver la France ». Parmi eux, l’idée d’une victoire idéologique pour « rendre [leurs] idées majoritaires dès maintenant ». Infiltrer le milieu culturel en fait partie.
Ce procédé n’est pas inédit : il relève de ce que Pierre-Édouard Stérin appelle lui-même la « bataille culturelle », inspirée directement de la pensée du philosophe et théoricien politique marxiste Antonio Gramsci sur la métapolitique, que des idéologues d’extrême droite tels qu’Alain de Benoist se sont depuis appropriée.
« Pour le penseur communiste, on peut l’emporter politiquement en agissant sur les institutions culturelles. C’est par ce biais qu’on rend nos actions consensuelles et c’est précisément ce que fait Pierre-Édouard Stérin », explique le sociologue et maître de conférences Samuel Bouron. C’est en diffusant ses idées politiques au sein de la société civile qu’il parviendrait à créer un environnement favorisant l’offensive réactionnaire.
« Faire de la politique, c’est construire un récit, une vision de la France, poursuit le chercheur. Le récit de Stérin est connu : il renvoie à l’idée d’une France éternelle, immuable et catholique. » Un roman pensé contre une hypothétique guerre culturelle à laquelle il serait urgent de répondre.
Dans une tribune signée en juillet 2024 dans le Figaro, Pierre-Édouard Stérin ne s’en cache pas : « Je ne peux me résoudre à voir cette gauche “mélenchonisée” mener cette bataille culturelle sans rencontrer une résistance des forces de droite qui, depuis plus de cinquante ans, courbent l’échine sous les injonctions culturelles des déconstructeurs. »
On est ici très loin d’une nébuleuse « antisystème », telle qu’elle est souvent décrite au sujet des mouvements de la droite identitaire. « Le travail idéologique que [l’extrême droite] produit s’avère bien souvent un outil précieux pour que “rien ne change” du côté des classes dominantes », écrit la sociologue Maïa Drouard dans un article pour la revue Agone. Pierre-Édouard Stérin, à l’instar de Vincent Bolloré, promoteur lui aussi d’idées d’extrême droite, notamment à travers les médias et l’édition, appartient en effet à une élite économique et sociale qui défend avant tout ses intérêts financiers.
Une idéologie diffuse
Dans le rapport d’activité 2023 du Fonds du bien commun, organisation philanthropique fondée par Pierre-Édouard Stérin et finançant une multitude de projets, la culture et le patrimoine ont une place de choix. On veut y promouvoir « l’histoire de France et la culture française, par exemple les traditions régionales, via la production de spectacles ou d’œuvres audiovisuelles, afin qu’elles deviennent le ciment de notre Nation et nous permettent de mieux vivre ensemble ».
Déceler ce qui relèverait d’une idéologie nationaliste dans la volonté de préservation d’une église ou la restauration d’un château n’est pas toujours aisé. Rien n’est complètement frontal. Or, le projet politique de l’extrême droite « n’est jamais aussi efficace que lorsque ses idées sont diffuses et difficiles à identifier, réussissant le tour de force d’incarner la neutralité et l’intérêt général », soulève Maïa Drouard.
"En restaurant un calvaire, on touche aux racines chrétiennes de la France."
Alexandre Caillé, directeur de SOS Calvaires
Comment, dès lors, distinguer le projet politique réactionnaire de l’attachement sincère et professionnel au patrimoine ? Surtout, comme l’explique Samuel Bouron, quand « il y a un fort consensus autour de l’idée qu’il faut sauver les châteaux, par exemple. Ce patrimoine-là produit une forte attraction touristique et Pierre-Édouard Stérin s’appuie sur ces éléments difficiles à démonter ». Ainsi, la start-up Prosper (groupe Otium) propose la vente de châteaux retapés clés en main.
Qu’y a-t-il de mal à vouloir rénover un calvaire, comme le font les bénévoles de l’association SOS Calvaires ? Ou à participer à des chantiers de restauration du patrimoine, comme le propose l’association Arcade ? Ces deux associations – dont le travail est par ailleurs régulièrement décrié par les conservateurs-restaurateurs professionnels – sont financées par le Fonds du bien commun. La communication bien rodée de SOS Calvaires se défend de toute visée évangélisatrice, mais son directeur, Alexandre Caillé, affirme : « En restaurant un calvaire, on touche aux racines chrétiennes de la France. »
Des professionnels préoccupés
Pour les acteurs du milieu culturel, pas facile de déceler immédiatement l’appartenance d’un partenaire ou sponsor potentiel à la sphère Stérin. Entre le Fonds du bien commun, les incubateurs de start-up pour projets immersifs, les événements de la Nuit du bien commun ou encore la filiale Otium Leisure (récemment rebaptisée Hadrena), les canaux de financement déployés sont nombreux, et pas toujours identifiables.
Pour les institutions publiques, dont les valeurs républicaines et laïques entrent en conflit avec les objectifs du Projet Périclès, l’identification de ces acteurs à éviter est devenue un enjeu, qui s’est invité jusqu’à une réunion du ministère de la culture mi-novembre. « C’est compliqué de s’y retrouver, et cela fait partie des inquiétudes lorsqu’on monte un projet immersif, confie Agnès Abastado, cheffe du service développement numérique au musée d’Orsay. La difficulté, c’est que ce sont des acteurs que l’on n’a pas vraiment vu venir, que ce soit des créateurs ou des financeurs. »
Avec la révélation du Projet Périclès, et les prises de position publiques de plus en plus affirmées de son promoteur, les choses se clarifient peu à peu : « C’est plus facile d’identifier les partenaires avec lesquels on ne souhaite pas du tout travailler, dont l’approche éditoriale assumée n’est pas juste scientifiquement, avec des propos qui réécrivent l’histoire et les sciences de manière inquiétante. »
"Un travail important est mené par les établissements publics pour veiller à ce que les marques et fondations avec lesquelles nous travaillons partagent un socle de valeurs communes."
Agnès Abastado, cheffe de service du développement numérique au musée d’Orsay
Ce qui est devenu un sujet de préoccupation pour les institutions publiques l’est également pour l’écosystème des entreprises privées du secteur de la médiation numérique. Un entrepreneur de cet écosystème confie ainsi au Quotidien de l’Art avoir été approché par le Fonds du bien commun en 2024.
Le fonds de dotation cherche alors des figures reconnues pour siéger dans le jury d’un prix de médiation culturelle numérique remis par l’association Vieilles Maisons françaises (VMF), doté de 45 000 euros par la structure de Pierre-Édouard Stérin. « Ils cherchaient une personnalité consensuelle pour aplanir leur image, sans positionnement politique marqué, et ils se sont montrés très insistants, affirme l’entrepreneur. À l’époque, la position politique de Stérin n’était pas aussi franche, mais quand j’ai vu la mécanique qu’il y avait derrière, j’ai refusé. »
Pour s’imposer comme un acteur du milieu patrimonial, le Fonds du bien commun cherche ainsi à s’associer à des personnalités ou institutions réputées, sans orientations idéologiques, afin de profiter de leur légitimité et capter leur communauté. En 2023, il réussit ainsi à bénéficier de l’image du musée d’Orsay en soutenant l’exposition consacrée au peintre catholique lyonnais Louis Janmot : une des œuvres présentées figurait en ouverture du rapport d’activité 2023 du Fonds du bien commun, avec la mention du soutien.
Une première dans un musée public, signée avant la révélation du Projet Périclès, et qui sera difficilement reproductible, les institutions muséales faisant désormais preuve de vigilance : « C’est devenu un sujet de discussion avec les collègues, il y a un refus catégorique de ce type de mécénat, explique Agnès Abastado. Un travail important est mené par les établissements publics pour veiller à ce que les marques et fondations avec lesquelles nous travaillons partagent un socle de valeurs communes, que ce soit pour les projets en coproduction, ou en propre. »
Prix et vieilles demeures
Le Fonds du bien commun a plus de chance du côté des associations canoniques du secteur patrimonial : VMF, qui a pu relancer l’un de ses prix grâce à son intervention, mais aussi La Demeure historique, qui réunit les propriétaires-gestionnaires de châteaux depuis un siècle. Dans cette « bataille culturelle », le milliardaire catholique semble avancer en terrain conquis parmi les propriétaires de vieilles demeures, moins contraints à des règles que les...
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