
Pour le sociologue Mathieu Grégoire, le dispositif de prolongation des durées d'indemnisation pour les intermittents depuis le début de la pandémie a créé de très fortes inégalités. L'année 2022 pourrait être décisive sur l'avenir de leur régime spécifique, dans le cadre des réformes de l'Unédic.
La prolongation de l’"année blanche" de quatre mois, du 1er septembre au 31 décembre, pour quelque 120 000 intermittents du spectacle, est la troisième et dernière prolongation de leur durée d’indemnisation au titre de l’assurance chômage depuis le début de la crise du Covid-19, en mars 2020.
Cette décision a été annoncée en mai dernier par les ministères du travail et de la Culture aux organisations professionnelles. Des mesures d’accompagnement inspirées du rapport de la mission Gauron et destinées à donner davantage de temps aux artistes et techniciens pour reconstituer leurs droits, entreront en vigueur le 1er janvier 2022.
Les intermittents du spectacle pourront alors prétendre plus facilement à deux dispositifs : la clause de rattrapage, pendant six mois, en vue d’atteindre le fameux cap des 507 heures de travail, et l’allocation de professionnalisation et de solidarité qui pourra leur être versée pendant une durée de 12 mois.
Autre mesure, en direction des jeunes : les primo-accédants âgés de moins de 30 ans pourront obtenir pendant six mois une ouverture de droits, avec un nombre réduit d’heures, 338 heures de travail.
La rue de Valois affirme que l’ensemble de ces mesures vont permettre “un accompagnement solide” des intermittents du spectacle, pendant 16 mois, autrement dit jusqu’à fin 2022.
Sont-elles suffisantes pour remettre le secteur d'aplomb ?
Le marché du travail du spectacle dépend du rétablissement à la fois de l'emploi et de l'assurance chômage, estime le sociologue Mathieu Grégoire, maître de conférence à l’université Paris Nanterre, auteur du livre Les intermittents du spectacle, enjeux d'un siècle de luttes et d'une enquête au printemps avec deux autres sociologues auprès d'un millier d'intermittents sur leurs difficultés pendant les confinements.
Comment analysez-vous la décision prise dès mars 2020 d’accorder ce qui est devenue l'"année blanche" pour les intermittents du spectacle ? A-t-elle été bien pensée dès le départ ?
Cette décision a été pensée en urgence et elle a été une traduction de la parole présidentielle. On se souvient de cette réunion un peu survoltée au cours de laquelle le chef de l'État Emmanuel Macron encourageait les uns et les autres à enfourcher le tigre ! Cette parole s'est traduite par une prolongation des droits des intermittents, mais jusqu'à une date précise. Cela a provoqué des inégalités extrêmement fortes, entre ceux qui avaient renouvelé leurs droits récemment et ceux qui les avaient renouvelés de manière beaucoup plus ancienne, avec la création d'une sorte d'usine à gaz, alors qu'il aurait été plus simple de prolonger les droits d'un an pour tout le monde.
On est vraiment passé de "security" à "safety", avec l'idée de faire en sorte que les gens ne s'écrasent pas au sol
Pour répondre à cette usine à gaz, pour sortir des difficultés de l'année blanche, il a fallu trouver une autre usine à gaz. C'était le travail du rapporteur André Gauron et finalement nous avons un dispositif extrêmement compliqué. Avec tout un tas de mécanismes dérogatoires pour retrouver les 507 heures de travail dans une période plus longue, pour rattraper ceux qui n'auraient pas ces droits, en reprenant, en remobilisant une ancienne disposition qui s'appelle la clause de rattrapage. Ce système très compliqué a pour effet de rattraper les intermittents du spectacle dans leur diversité, mais selon une logique de filet de sécurité. En anglais, on distingue bien "safety" et "security". Pour les intermittents du spectacle, on est vraiment passé de "security" à "safety". C'est-à-dire avec l'idée de faire en sorte que les gens ne s'écrasent pas au sol, qu'ils disposent donc de revenus minimums, alors que leur situation est déjà extrêmement difficile.
Quel bilan peut-on tirer de cette "année blanche" ? Tous les artistes et techniciens dans l’impossibilité de travailler pendant des mois n’ont donc pas pu en bénéficier de manière équitable ?
Non, effectivement, ils n’ont pas pu en bénéficier de manière équitable. Certains avaient déjà leurs heures comptabilisées, ceux qui par exemple avaient 10 mois ou 11 mois d'ancienneté, d'ouverture de droits. Ils avaient déjà ou presque les 507 heures de travail qu’on leur demandait. Mais dans le même dispositif, au moment où la crise sanitaire est arrivée, il y avait aussi ceux qui venaient tout juste d’ouvrir leurs droits et qui ont vu toutes leurs heures être annulées, tout leur emploi être annulé. Certains artistes et techniciens répondent du coup aujourd’hui à tous les critères et d'autres sont quasiment à zéro ou presque, puisque l’activité n’a pas repris à la hauteur de ce qu'on aurait pu attendre. On a donc créé des inégalités de traitement. Ce qui justifie en réalité le fait d'avoir maintenant des dispositifs dérogatoires pour empêcher ceux qui se trouvent un peu par un hasard de calendrier dans une situation très difficile, de se retrouver absolument sans rien : sans revenu d’emploi ni revenu d’assurance chômage.
L’Unédic, dans un rapport publié en mars dernier, souligne que la branche du spectacle vivant est particulièrement touchée par la crise sanitaire. Quel bilan peut-on aussi tirer du soutien public, en l’absence de plan de création d’emplois que réclame notamment la CGT spectacle, après des mois de mobilisation, d’occupation de théâtres ?
La période qui vient est loin d'être une période de retour à la normale. On aimerait que ce soit le cas, mais en réalité il y a beaucoup de signes qui montrent que ce n'est pas le cas. D'un côté, on a des projets en grand nombre, avec une plus grande concurrence. Il y a une logique d'engorgement des projets. On l'a souligné en particulier dans le cinéma, avec beaucoup de films qui doivent sortir au même moment et trouver leur public. Mais c'est aussi vrai d’une certaine manière dans le spectacle vivant, avec des anciens projets, des nouveaux projets, des projets auxquels on renonce, de l'autocensure en se disant "de toutes façons, cela ne sert à rien d'aller à Avignon cette année, parce qu'on ne trouvera pas de professionnels pour nous programmer", etc. Et puis d’un autre côté, toutes les restrictions liées à la politique sanitaire suscitent une forte incertitude sur le retour du public. Avec les jauges, la peur éventuelle du public de retourner dans les salles, le spectacle se trouve pris en étau dans des difficultés dont on peut penser qu'elles vont durer encore quelque temps. Pour moi, les problèmes sont similaires dans les différents secteurs. Il y a plus d'inertie peut-être dans le cinéma qui suppose des projets beaucoup plus longs. Mais au final, l'idée est bien d'avoir un public qui assiste à un spectacle et dans les conditions qui sont celles de cette rentrée, c'est encore compliqué.
Pour un intermittent de spectacle, quand les choses vont mal professionnellement, on tombe au RSA, on sort de l'assurance chômage
Pour l'emploi, il y a une aide qui est encore limitée et qui de toutes façons, on le sait bien, ne permettra pas de remonter la pente, de compenser les problèmes que connaît et que va encore connaître le spectacle dans les mois qui viennent. Il faut peut-être un plan de création d'emplois, mais il faut surtout que l'activité reprenne normalement et surtout maintenir un système d'assurance chômage qui a montré ses limites. La crise du Covid-19, de ce point de vue là, a servi de révélateur de la fragilité de ce système des annexes 8 et 10. Cela me paraît être un élément important. L’année 2016 a été marquée par une grande victoire des intermittents du spectacle : leur régime a été non seulement sauvé, mais amélioré. Des revendications du mouvement social ont été largement pris en considération, mais il n'en demeure pas moins que pour un intermittent de spectacle, quand les choses vont mal professionnellement, on tombe au RSA, on sort de l'assurance chômage. Alors que pour un salarié lambda, pour un salarié "ordinaire", quand les choses vont mal professionnellement, on tombe d'abord dans l'assurance chômage.
Nous avons pu constater cette fragilité à grande ampleur avec la pandémie. C'est-à-dire que tout d'un coup l'ensemble des intermittents du spectacle auraient pu, selon les règles habituelles, se retrouver absolument sans rien, sans salaire et sans indemnité chômage. Cela explique donc la mobilisation sur les deux pans : de l'emploi et de l'assurance chômage. Mais la situation aujourd’hui est toujours très fragile d'un côté comme de l'autre. Il serait illusoire de penser que l'emploi suffira. Il faut que les deux pieds sur lesquels se fonde le marché du travail du spectacle soient d'aplomb : l'emploi et l'assurance chômage.
Avec la contrainte aujourd’hui du pass sanitaire, doit-on s’attendre à une reprise de l’activité plus difficile dans le privé que dans le public, dans le spectacle vivant ?
Oui, on peut penser que ce sera plus difficile dans le sens où le soutien étatique sera certainement moindre dans le privé que dans le public. Les questions de billetterie, de jauge, etc. seront beaucoup plus déterminantes dans le privé dont l’économie dépend plus de la billetterie que dans le spectacle vivant subventionné qui peut faire l'objet d'aides exceptionnelles face à la crise. Il y a aussi des aides pour les entreprises privées. Tout cela est à prendre en considération. Mais en même temps, ce sont des éléments sur lesquels il est difficile de jouer, c’est-à-dire qu’il y a aussi à un moment la difficulté de penser "emploi" sans penser le "travail".
L’emploi pour l'emploi, cela n'intéresse personne en réalité !
Nous avons mené une enquête avec deux collègues sociologues, Vincent Cardon et Olivier Pilmis, au printemps. Les 1 051 intermittents interrogés dans cette enquête quantitative estiment qu'il est compliqué de travailler sans objectif, c’est-à-dire que l’emploi pour l'emploi, cela n'intéresse personne en réalité ! L’objectif est quand même bien de jouer devant un public, de vraiment travailler. Il y a une forme d'angoisse à travailler dans le vide, à répéter des spectacles qui n’auront pas lieu, à jouer devant des salles à moitié vide... L'activité et le retour du public dans les spectacles sont jugés plus importants au fond que l’emploi, pour les intermittents.
Que révèle également votre enquête ?
Cette enquête qui n’a pas encore été publiée porte sur les difficultés pendant les différents confinements des intermittents du spectacle. Cette expérience d’une forme d’oisiveté subie a été assez nouvelle pour ces artistes et techniciens qui, normalement, travaillent tout le temps, même dans leurs périodes chômées. Cette période extrêmement difficile a révélé un...
Lire la suite sur franceculture.fr